D’après un entretien avec le Pr Thomas Tursz*

Que ce soit pour le séquençage du génome, l’identification de marqueur d’efficacité des traitements ou la congélation des tumeurs, la France est en retard, dans le domaine de la médecine personnalisée du cancer, déplore le Pr Thomas Tursz*. Dans son livre, la Nouvelle médecine du cancer, il plaide pour que la France s’engage de manière plus énergique vers les traitements personnalisés.


Egora.fr : “Dans le domaine du cancer, l’enjeu actuel est bien d’accélérer l’histoire” écrivez-vous en introduction de votre livre. Pourtant des progrès considérables n’ont-ils pas été réalisés au cours des dernières années ?

Pr Thomas Tursz : Entre 1970 et 2000, la cancérologie a connu une période presque schizophrénique : alors que les progrès de la recherche étaient fantastiques, bouleversant notre compréhension du cancer, grâce à la découverte des oncogènes, puis au séquençage du génome, j’étais frustré de voir que les progrès thérapeutiques ne se faisaient que lentement, progressivement, à très petits pas. Entre le développement des dérivés des sels de platine, autour de 1970, progrès majeurs, et la mise sur le marché des taxanes, vers 1995, il n’y a eu aucun nouveau médicament réellement innovant.

Nous arrivons maintenant à une période où il va se passer des choses extraordinaires. Nous savons que chaque tumeur contient des anomalies différentes sur plusieurs gènes et que si des patients répondent ou ne répondent pas au traitement c’est qu’ils n’ont pas la même maladie. Le cancer du sein, par exemple, est un mélange d’au moins 20 ou 30 maladies différentes et peut-être même chaque tumeur est-elle unique. Cela bouleverse la classification des cancers. Il y a quelques années sont apparus les premiers médicaments “intelligents”, ciblés sur une anomalie génétique. On entrevoit ainsi une médecine à la carte, où chaque patient recevrait un traitement adapté à sa tumeur. Malheureusement nous en sommes restés à la “confection taille unique”.

Nous ne disposons pas des plates-formes technologiques nécessaires pour réaliser des séquençages du génome entier. Pourtant le coût des techniques de séquençage du génome s’est effondré et va baisser encore. Actuellement des sites internet proposent un séquençage du génome complet pour moins de 100 dollars, mais sans interprétation, sans contrôle de qualité. Il nous faut des plates-formes technologiques de séquençage avec suffisamment de matériels et de personnels, avec des spécialistes, en particulier en bioinformatique qui sachent interpréter les résultats et les communiquer aux cliniciens, pour proposer une combinaison de médicaments au malade.


Mais il existe déjà des plates-formes de génétique. Combien coûte un génome entier dans ces structures ?

Actuellement personne ne demande de séquençage complet du génome à l’hôpital. L’Institut national du cancer (Inca) a disséminé les techniques de biologie moléculaire dans 28 plates-formes technologiques hospitalières. Il s’agit d’une action importante car elle a familiarisé…[pagebreak]

la communauté hospitalière à ces nouveaux concepts et ces nouvelles techniques. Mais chacune de ces plates-formes n’étudie qu’un nombre très limité de gènes. Elles permettent aujourd’hui de répondre à la question : faut-il donner ce médicament à un malade donné ? C’est bien tant qu’il n’existe que quelques médicaments ciblés sur le marché. Mais quand nous disposerons de 100 ou 200 molécules il faudra réaliser des séquençages du génome bien plus larges.

Actuellement aucune plate-forme n’a le personnel, ni les contrôles de qualité suffisants pour cela. Elles ne font de séquençages du génome entier que pour quelques malades dans le cadre d’essais thérapeutiques souvent soutenus par l’industrie. Il faudrait le faire pour tous les malades. Pour y parvenir il faut deux ou trois plates-formes dotées de moyens suffisants. Si l’on reste dans la situation actuelle, le séquençage sera réservé aux malades inclus dans les essais thérapeutiques ou alors à des personnes qui auront les moyens de se payer un séquençage à l’étranger. C’est un vrai risque.


Dans son rapport pour le prochain plan cancer, le Pr Jean-Paul Vernant recommande de “prévoir dans un délai de 4 à 5 ans la possibilité de faire un séquençage complet des tumeurs au diagnostic, mais aussi à la rechute éventuelle, pour comprendre les mécanismes d’acquisition des résistances”. Est-ce que cela ne va pas dans le bon sens ?

Dans 4 à 5 ans la France ne sera plus dans la course car d’autres pays abordent la question du séquençage de façon beaucoup plus énergique et stratégique. Aujourd’hui la France est le pays européen qui dépense le plus pour la prescription de médicaments ciblés. Par contre il n’y a pas de stratégie systématique pour savoir à quels patients ces médicaments pourraient bénéficier. Cette situation s’aggravera quand ce seront 100 ou 200 médicaments qui seront sur le marché. Ces médicaments seront prescrits sous l’influence du marketting et non de la recherche et du développement. Nous risquons de devenir un pays de seconde zone pour les traitements. Je déplore que le développement de la génomique ne soit pas plus détaillé dans les propositions pour le plan cancer, avec une feuille de route précise, et ne soit pas davantage considéré par les politiques comme un investissement stratégique. L’enjeu social est majeur car des firmes françaises comme Sanofi et Aventis déplacent leur recherche vers les Etats-Unis. Les grands essais thérapeutiques de phase 3 se font de plus en plus en Europe de l’Est et, bientôt en Chine, parce que c’est moins cher. Dans un contexte de crise économique, je pense que la médecine moléculaire et la recherche de nouveaux médicaments ciblés devrait être considérés comme un investissement d’avenir.


Aujourd’hui les thérapies ciblées ne s’adressent qu’à un nombre de patients très limité. Qu’apportera le séquençage aux autres ?

Il devrait permettre d’éviter des traitements inutiles. Aujourd’hui on prescrit de manière systématique des chimiothérapies qui coûtent cher, alors qu’on sait qu’elles ne vont bénéficier qu’à 5 ou 10 % des malades. C’est un surcoût extraordinaire…

pour des traitements peu efficaces et toxiques. C’est un vrai problème de société, un vrai problème économique. De multiples études ont montré que, pour le cancer du sein, par exemple, de 20 à 30 % des traitements pourraient être évités parce que les malades sont déjà guéris, mais on ne sait pas encore préciser lesquels et donc quels sont les malades qui vont réellement bénéficier de ces traitements. La découverte récente de signatures génomiques de grande valeur pronostique permet enfin aujourd’hui d’aborder scientifiquement cette question. Par ailleurs, des tests permettront de prédire les tumeurs qui sont résistantes aux chimiothérapies. Il est important, dès aujourd’hui, de généraliser les technologies qui vont permettre ces avancées ces tests aujourd’hui, et non dans 5 ans.


Mais on ne dispose pas toujours de marqueurs ?

Je pense que très bientôt la génomique permettra de dire quel patient répondra à la doxorubicine, au platine, au taxol. Il faudra utiliser ces marqueurs dans le traitement quotidien du cancer pour éviter de donner une deuxième ou une troisième ligne de chimiothérapie, alors qu’il n’y a aucune chance de réponse parce que les gènes de résistance sont tous activés. Aujourd’hui ces traitements, qui sont coûteux et altèrent la qualité de vie, sont le quotidien de 80 % des malades en récidive. Pour le cancer du sein, cela peut aller jusqu’à une huitième ligne, alors que ces traitements ne servent à rien dans la plupart des cas et ont toujours une toxicité importante.

Un deuxième point important est la congélation des tumeurs. Nous n’allons pas aujourd’hui, avec les cinq ou dix molécules dont on dispose, traiter d’emblée tous les patients par des médicaments ciblés, d’autant que les traitements conventionnels sont efficaces dans 50 % des cancers. Par contre, pour les malades opérés aujourd’hui, mais qui vont rechuter dans deux ou trois ans, il serait très utile de pouvoir analyser des échantillons de leur tumeur primitive pour déterminer quelle est l’anomalie moléculaire qui a mené à la rechute. Actuellement ce n’est pas possible dans 95 % des hôpitaux français. Ceux qui rechuteront dans quatre ou cinq ans auront un avantage énorme si on a conservé un échantillon, car il y aura de nouveaux médicaments et de nouveaux outils de séquençage. Je pense qu’il faut que cela soit inscrit dans la loi. Si on ne le fait pas il y aura des procès, parce que des personnes n’auront pas pu bénéficier de traitements, parce que leur tumeur n’aura pas été congelée ou les tests nécessaires n’auront pas été prescrits.


Où en est la recherche sur les médicaments ciblés ?

Actuellement il existe moins d’une dizaine de médicaments ciblés, mais 800 sont dans les pipe-lines des laboratoires. Au moins 90 % des médicaments en développement en cancérologie sont des médicaments ciblés. C’est une façon totalement différente de concevoir les médicaments. En chimie traditionnelle, le criblage de millions de molécules a été nécessaire pour parvenir à mettre au point 30 à 40 médicaments de chimiothérapie en 60 ans. Actuellement le processus est totalement inversé puisqu’à partir de la découverte d’une anomalie moléculaire, on demande aux chimistes de fabriquer une molécule qui bloquera une fonction. C’est beaucoup plus rapide et rentable. La façon de fabriquer des médicaments a changé de manière définitive.


Qui bénéficiera de ces thérapies ciblées ?

Les quelques médicaments ciblés qui existent actuellement sont très chers et ne s’adressent qu’au petit pourcentage de malades qui ont l’anomalie génétique visée dans leurs cellules tumorales. Mais les centaines de médicaments ciblés en développement devraient permettre de traiter énormément de malades et non plus seulement 1 à 2 % d’entre eux. Seront-ils utiles pour tous ces patients ? Non, d’une part parce que certains guérissent grâce aux traitements conventionnels, d’autre part parce que d’autres anomalies génétiques peuvent être présentes ou des résistances peuvent se développer, qui font que ces tumeurs échapperont à ces traitements. Aucun médicament ciblé seul ne guérira le cancer. Ces médicaments marcheront en association, comme dans le cas du sida, pour éviter l’apparition de résistance par de nouvelles mutations. Le vrai enjeu est d’être capable de bien donner ces combinaisons, grâce au séquençage, peut-être pas d’emblée de l’ensemble du génome, mais d’un certain nombre de gènes. Il faut prescrire au plus grand nombre de malades possibles des associations de médicaments, guidés par les études génétiques. Et il faudra les donner longtemps, plusieurs années et peut-être toute la vie. Cela pose d’ailleurs des problèmes car on ignore quelle sera la toxicité tardive de ces médicaments sur le cerveau, sur le cœur sur le foie… On ne sait pas non plus comment ils se marieront avec les traitements de l’hypertension, de la maladie de Parkinson… Nous devons préparer l’avenir pour que ne s’écoule pas, comme dans le cas des antibiotiques, 60 ans entre ces découvertes fondamentales et l’application de ces traitements à tous les malades et non pas seulement à quelques-uns d’entre eux.


Pour vous comment peut-on accélérer la recherche translationnelle ?

Il faut changer les points de vue sur les essais thérapeutiques. Actuellement 3 à 4% seulement des malades y ont accès. Les essais sont réservés aux patients en échec thérapeutique, c’est à dire dans les pires conditions pour montrer un effet d’un nouveau médicament, et à un moment où ils sont épuisés. Cela gâche la vie des cancéreux, car on leur a auparavant imposé des traitements conventionnels peu efficaces et souvent toxiques. Il faut faire beaucoup plus d’essais et très tôt au cours de la maladie. Pour moi, il faut que les malades prennent la parole, s’organisent et réclament que la recherche clinique se développe, comme l’on fait les associations de malades dans le cas du sida. S’il y a des trithérapies, ce n’est pas grâce aux pouvoirs publics ou aux industriels, mais grâce aux malades qui ont poussé à la réalisation d’essais thérapeutiques et contraints les industriels à associer des médicaments, même quand ceux-ci provenaient de firmes concurrentes. C’est ce qui devrait se passer dans le cas des patients cancéreux, qui, de plus en plus, vont s’informer sur internet et chercher dans quelles institutions sont menés ce type d’essais. En 35 ans de cancérologie je n’avais vu que 4 ou 5 cas de Gist (gastro-intestinal stromal tumor). Quand le Glivec, très efficace dans ce type de tumeur, a été disponible à Villejuif et à Lyon, ce sont près de mille malades qui ont convergé vers ces deux centres.

En France les associations de patients ne jouent pas encore ce rôle stimulant dans le cas du cancer. La situation n’est pas la même dans les pays scandinaves, en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Seuls les consommateurs pourront réellement influer sur les politiques industrielles et les orientations gouvernementales.

*Le Pr Thomas Tursz , cancérologue clinicien, a été directeur de l’institut Gustave Roussy de 1994 à 2010, chef du département de médecine et directeur d’une unité de recherche associée du CNRS pendant 12 ans.