Janine Pierret et Philippe Artières, sociologue et historien, ont publié en 2012 « Mémoires du sida, récit de personnes atteintes », qui, à travers des dizaines de témoignages de séropositifs, revient sur les premières décennies de l’épidémie. Un livre inédit, où la pluralité des voix met au jour les défaillances de la mémoire collective du sida. Dans les années 1990, tous les champs de l’actualité étaient concernés par le sida. Mais une forme d’amnésie sociale a frappé. Les auteurs ont voulu rendre compte de cela aujourd’hui. Entretien croisé.

 

Egora.fr : À quelle démarche répond votre ouvrage ?

Janine Pierret : Nous voulions montrer qu’il existe plein de manières d’utiliser les archives et qu’elles peuvent toujours être valorisées. Il y a un artefact, bien sûr, j’avais des centaines d’interviews à disposition et nous avons fait des choix, mais le sens de cet ouvrage est de laisser parler ces gens à la première personne, de leur redonner toute leur place. À l’époque des entretiens, je voulais montrer que les personnes infectées assumaient leur situation. Dans une société qui avait tendance à les rejeter, elles vivaient et luttaient malgré tout.

Philippe Artières : Ce livre répond aussi à la nécessité de faire un ouvrage collectif. Collectif avec Janine, car nous ne sommes pas de la même génération, et collectif dans le sens où c’est une première personne du pluriel qui parle, comme un chœur. Le livre s’inscrit dans la même perspective que le fonds Sida Mémoires : nous avons voulu donner la priorité aux archives personnelles, car ce sont les plus fragiles. Notre livre vient aussi s’opposer à des ouvrages comme celui de Tristan Garcia, qui est pour moi une vraie honte [« La Meilleure Part des hommes », roman paru en 2008, Ndlr]. L’auteur s’est vanté d’avoir travaillé sans archives, sans même vraiment connaître la période abordée, il en a fait un ouvrage people, mettant en scène des célébrités. L’histoire du VIH n’est pas une histoire de people, c’est une histoire de vies ordinaires.

 

Vous parlez dans la préface d’une « amnésie sociale » autour du sida. Comment se caractérise ce phénomène ?

J. P. : C’est une expression d’historien. En ce qui concerne le sida, après un battage médiatique, les choses se sont estompées, notamment à partir de 1996, dès le moment où il y a eu un traitement. Au début, le sida était un phénomène social, on a parlé de « peste rose », de « cancer gay ». Mais dans les articles on parlait peu de la maladie en tant que telle, on parlait de ce qu’elle signifiait, représentait, comme élément de trouble social, de stigmatisation des homosexuels notamment. On oubliait les gens contaminés. Depuis les années 2000, le sida a retrouvé son statut de maladie. Mais au niveau politique il y a beaucoup moins de campagnes et au niveau social il y a un effacement alors que les populations concernées n’ont pas changé : le sida concerne toujours majoritairement les gays, ou les personnes qui ont des relations homosexuelles sans pour autant se définir ainsi. La prévention chez les hémophiles a été une victoire avec les dépistages. De même avec les usagers de drogues, car il n’y a pratiquement plus de contamination, grâce à la vente libre des seringues. Il reste les populations migrantes, mais ce sont essentiellement les jeunes homos qui se contaminent, et là c’est un échec. Ce sont eux qui semblent avoir oublié l’histoire, les souffrances.

P. A. : On parle d’« amnésie sociale », car l’histoire et la mémoire des luttes n’existent plus. Le sida a bouleversé la société alors qu’on a tendance à penser que les choses se sont passées tranquillement : on a oublié par exemple l’aide à domicile ou juridique mise en place par les associations à destination des personnes atteintes mais aussi les bénévoles qui suivaient les patients en fin de vie. Il y a toute une génération de toxicomanes qui a été balayée. Ces gens-là n’ont aujourd’hui pas d’existence, on les a oubliés, ils sont morts seuls. Le travail de l’historien c’est justement non pas de faire un travail mémoriel mais de donner à voir les matériaux nécessaires pour constituer un récit historique.

 

Où ce phénomène d’amnésie trouve-t-il son origine ?

J. P. : Une maladie chasse l’autre. Récemment, on est tombé dans le tout-Alzheimer. Que les gens aient une démence sénile ou un trouble du vieillissement, on y voit Alzheimer. Sur le sida, du point de vue de la recherche en sciences sociales, on a l’impression que tout a été dit. Aujourd’hui, le sida se traite, mais au niveau social les problèmes demeurent : la peur du licenciement, du rejet. Certes, on n’entend plus les horreurs des années 85-90, mais pour les personnes concernées c’est toujours aussi dur d’en parler. Et toute maladie est difficile à vivre dans notre société qui valorise le bonheur, la santé, la jeunesse.

P. A. : Les raisons tiennent aussi à un certain rapport au passé. On sait qu’il y a des phases de mémorialisation et des moments de grand silence. Au niveau historique, on est dans l’instantané. Et puis il y a une explication qui tient au VIH en soi : la communauté gay, qui a été très touchée, n’est pas constituée autour d’une transmission. Il y a des lieux de collectivité, mais pas forcément de rapports intergénérationnels, notamment parce qu’il existe toujours un certain tabou sur les relations de jeunes à plus vieux au sein de la communauté. Et jusqu’à présent les homosexuels n’avaient pas tellement d’enfants. Durant les premières années de la maladie, il a d’abord fallu que les malades soient reconnus comme tels.

 

Est-ce que cela n’a pas freiné la constitution d’une mémoire, en isolant les gens dans ce statut de malade ?

J. P. : À ce propos, il y a du positif et du négatif. Par rapport à d’autres maladies, il faut par exemple reconnaître que les personnes atteintes du VIH ont eu vite l’allocation d’adulte handicapé. Ce n’est évidemment pas un statut social, mais ça permettait à ces personnes de survivre économiquement. Les usagers de drogues, eux, étaient complètement marginalisés avant l’apparition du VIH. Avec la maladie, ils ont retrouvé le droit d’être traités, les généralistes les ont reçus pour le VIH et la toxicomanie. Avant, ils étaient pris en charge par les psychiatres, comme s’ils avaient une maladie mentale. Les gays, eux, avaient une place, certains ont pu la conserver, mais ils subissaient une autre violence : certaines personnes que j’ai interrogées m’ont expliqué que leur carnet d’adresses s’était peu à peu vidé, car leurs proches étaient tous morts. Les gens pour qui ça a été le plus difficile, ce sont les hommes et femmes contaminés par relation hétérosexuelle. Eux étaient vraiment enfermés dans le silence et dans la relation avec leur médecin. Les usagers de drogues ou les homosexuels avaient des associations, mais les hommes et femmes hétéros ne s’y reconnaissaient pas. Ils ne trouvaient pas leur place dans cette maladie.

 

Quelle est la part du politique et la part de l’individuel dans cette question de la mémoire du sida ?

P. A. : La parole individuelle est une parole politique à partir du moment où on la lit dans son ensemble. Les associations ont été des lieux où la parole individuelle est devenue politique. Le fait de répondre à des chercheurs a aussi politisé la parole des malades, parce que ces travaux-là ont servi à des politiques publiques. Moi qui travaille sur des archives personnelles, je sais que ces bribes d’individus sont nécessaires pour écrire une histoire sociale. C’est à partir de ça qu’on peut tenter d’écrire le passé.

 

Janine Pierret, vous qui avez étudié d’autres maladies, ce phénomène est-il propre au sida ?

J. P. : Oui, dans la mesure où le sida met en jeu l’intimité des gens et la mort. Il a coïncidé au niveau social avec une ouverture dans le domaine de la sexualité. C’est à la suite du VIH que la première enquête sur la sexualité a été conduite en France, en 1990. De même, les premiers travaux sur les usagers de drogues ont été menés dans ces années là. La vie privée a été mise sur le devant de la scène, avec une relative indécence de la part des journalistes selon moi.

 

Votre ouvrage est inédit : il est fondé sur une compilation de témoignages individuels, et réunit l’histoire et la sociologie. Comment décririez-vous le rapport des sciences sociales au sida ?

P. A. : Je dirai que c’est un rapport timide. Il y a peu de chercheurs qui ont travaillé sur le VIH. Mais certains l’ont fait et y ont investi leur vie. Au début des années sida, certains n’ont pas hésité à militer. J’ai l’impression qu’on ne voit plus tellement ça, on est revenu à un certain positivisme.

J. P. : Contrairement à beaucoup d’idées reçues, je trouve que les sciences sociales se sont mobilisées très tôt. Le premier cas de sida date de 1982. Michael Pollak commence son enquête sur les homosexuels en 1985. Claudine Herzlich et moi rédigeons un article qui analyse la presse entre 1982 et 1986 ; il paraît en 1988. L’Agence nationale de recherche sur le sida est créée en 1989. C’est la première fois en France qu’une agence nationale de la recherche est consacrée à une maladie.

 

Pourquoi ce travail doit-il être effectué aujourd’hui ? Traversons-nous une époque charnière, trente ans après la découverte du VIH ?

J. P. : La génération sida, les militants de la première heure, tous ces gens sont morts. Le problème de la relève se pose. Mais je trouve que tout cela arrive un peu tard. L’association Aides, par exemple, dont le président est sociologue, a lancé un fonds d’archives sur le sida, pour autant nous ne savons pas vraiment ce qu’ils font.

P. A. : Beaucoup de chercheurs partent à la retraite. Les médecins, les infirmières qui ont connu les premières années sida aussi. Et les associations ont moins de subventions, la question des archives institutionnelles se pose.

 

N’est-il pas contradictoire d’évoquer la question de la mémoire du sida alors même que la maladie existe toujours et continue de tuer ?

P. A. : La difficulté, c’est de parler de mémoire pour un événement qui ne s’est pas achevé. Mais le sida a été à une époque un événement total. Il faut rendre compte de cela aujourd’hui.

 

Mémoires du sida, récit des personnes atteintes (France, 1981-2012). Philippe Artières et Janine Pierret. Bayard Éditions, 2012.

 

Janine Pierret, née en 1944, est sociologue de la médecine, de la maladie et de la santé. Directrice de recherche honoraire au Cnrs, elle y entre en 1976. À la suite de l’Autrichien Michael Pollak – le premier à conduire une enquête sur le sida auprès d’homosexuels, en 1985 – et de la Française Marie-Ange Schiltz, Janine Pierret consacre une grande partie de son travail au VIH et au sida. Désormais retraitée, elle est notamment l’auteur de « Vivre avec le VIH », publié chez PUF en 2006.

Philippe Artières, historien et directeur de recherche au Cnrs, est né en 1968. Objecteur de conscience, il fait son service civil au Conseil national du sida. Un an après, il devient rapporteur au sein de l’institution. Il est à l’origine de l’association Sida Mémoires, présidée par l’historienne Michelle Perrot. Créée en décembre 1999, Sida Mémoires a pour objectif de rassembler des archives de personnes atteintes parle VIH et de leurs proches. En 2000, l’association dépose le fonds d’archives du même nom à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (Imec).

 

“Mémoires du sida” : une triple rencontre

C’est une triple rencontre

Celle de l’histoire et de la sociologie ; celle d’un jeune chercheur avec une des rares sociologues à avoir longuement travaillé sur le VIH et le sida. Celle, enfin, du sida avec les sciences sociales. Ce sont ces trois croisements qui font de Mémoires du sida, récit des personnes atteintes un ouvrage si précieux, trente ans après la découverte du VIH. En publiant la parole de dizaines de personnes atteintes et anonymes, Philippe Artières et Janine Pierret font entendre un discours à la fois polyphonique et individuel. Une mémoire collective du sida se dessine à partir de ces mémoires personnelles recueillies grâce à plus de deux cents entretiens réalisés par des sociologues avec des malades, entre 1985 et les années 2000. Ces entrevues ont été menées assez librement, ce qui a permis aux personnes infectées de se livrer peut-être davantage.

Croisement de l’histoire

Ce livre, original parmi les ouvrages traitant du sida, sonne aussi comme un rappel : au-delà de quelques articles qui paraissent chaque année, du Sidaction, du 1er décembre et des Solidays, qui se rappelle ce qu’a signifié vivre avec ce virus ou cette maladie quand il n’y avait pas encore de traitement ? Qui se souvient, à part ceux qui l’ont vécu, de l’isolement des séropositifs ? La mémoire du sida semble en effet défaillante, et, en dénonçant ce « trou de mémoire collectif » évoqué dès la préface, l’ouvrage de Janine Pierret et Philippe Artières le comble en partie. Reste à comprendre les raisons de cette défaillance, et c’est là que le croisement de l’histoire et de la sociologie prend son sens : ce sont à la fois les rapports de notre société au passé et à la maladie qui sont mis en cause.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Charlie Vandekerkhove