Les professionnels de santé et particulièrement les médecins sont, partout en Europe, les patients qui s’arrêtent le moins lorsqu’ils sont malades. Dans un ouvrage consacré au sur-présentéisme, Denis Monneuse, sociologue spécialiste de la santé au travail, enseignant à Paris La Sorbonne, s’est penché sur ceux qui travaillent malgré la maladie, bien plus nombreux qu’on ne le pense.

 

 

Egora.fr : Pourquoi un ouvrage sur le sur-présentéisme * ? La tendance est plutôt à la chasse aux faux arrêts de travail…

Denis Monneuse : Voilà huit ans que je travaille sur l’absentéisme en conseillant les entreprises qui veulent réduire les risques d’arrêts maladie. Au cours de mes enquêtes, lors de mes entretiens, j’ai eu de plus en plus souvent l’occasion de rencontrer des personnes qui étaient venues travailler alors qu’elles étaient malades. Des médecins généralistes m’ont également expliqué que dans certains cas, ils doivent négocier. En lien avec la crise économique, certains salariés ont peur de perdre de l’argent du fait de l’application des trois jours de carence avant remboursement par l’assurance maladie, et ils vont voir le médecin pour qu’il leur donne un traitement sans les arrêter. Ils disent qu’ils ne peuvent pas se le permettre, soit financièrement, soit par rapport à l’image qu’ils renvoient à leurs collègues. Ils ont peur de passer pour un tire- au- flanc. En fait, ce phénomène est bien plus développé qu’on ne le pense et que l’imaginent les directeurs de ressources humaines. Mais contrairement à ce qu’on pourrait croire, absentéisme et surreprésentéisme ne sont pas tout à fait opposés. Cela peut concerner les mêmes personnes en fonction des périodes de l’année.

 

En matière de surreprésentéisme, notre pays se situerait dans le peleton de tête des pays européens…

Il y a en effet une étude réalisée en 2010 pour la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail, qui démontre que la France a un taux de surprésentéisme plus élevé que la moyenne des 27 pays européens. Le comptage se fait à partir du nombre de personnes qui déclarent avoir travaillé au moins un jour dans l’année alors que leur état de santé aurait justifié un arrêt maladie.

 

Et dans le groupe de surprésentéistes, les professions libérales et les travailleurs indépendants paient un lourd tribut. Les professions de santé y occupent une place de choix.

Effectivement. Les libéraux et les indépendants ont du mal à être remplacées en cas d’absence, car ils perdent du chiffre d’affaire. Pour eux, le coût est beaucoup plus élevé. Et pour ce qui concerne les professions de santé, le surprésentéisme est une constante dans tous les pays qui ont procédé à ce type d’études. A chaque fois, les médecins sont en première ligne. Près de 80 % d’entre eux reconnaissent qu’ils sont allé travailler alors qu’ils étaient malades. Ce fait est d’autant plus surprenant que ces professionnels sont bien placés pour savoir que la guérison est plus rapide si le malade s’accorde un temps de convalescence. Et qu’ils peuvent aussi contribuer à la contamination des patients. Chez les médecins, il entre en jeu une grande part de conscience professionnelle. A l’hôpital, beaucoup se disent que les patients risquent de pâtir de leur absence, ou que leurs collègues auront à supporter une charge de travail supplémentaire. Ils ne s’absentent pas par solidarité. Cela posé, on peut se demander si les motivations mises en avant sont les bonnes. Dans certains cas, le surprésentéisme est lié à la peur de perdre sa patientèle. Il s’agit d’une question d’image : un médecin libéral qui annule ses rendez-vous pour cause de maladie renvoie une mauvaise image de lui-même.

 

Et le surprésentéisme est une porte ouverte au burn out.

Oui, le risque est important. Toutes les études montrent que les gens qui ne s’arrêtent pas quand ils sont malades dégradent leur santé et courent un risque d’aggravation de la maladie. Le cas extrême, c’est effectivement le burn out. Lorsqu’on interroge des personnes qui ont craqué, toutes disent que leur corps leur a envoyé avant, un certain nombre de signaux qu’ils n’ont pas voulu ou pas pu entendre, leur disant qu’ils devraient s’arrêter.

 

La ministre de la fonction publique, Marylise Lebranchu , a rétabli le jour de carence qui avait été imposé par le précédent gouvernement aux membres de la fonction publique, donc à l’hôpital. Une polémique s’en est suivie sur l’efficacité de cette disposition censée lutter contre l’absentéisme. Qu’en pensez-vous ?

Ce qui est frappant, c’est de constater que le débat sur la santé au travail est extrêmement passionné et politisé. Il y a deux camps : celui qui voit des arrêts maladie abusifs ou frauduleux partout et l’autre qui, au contraire, estime qu’on ne fait pas suffisamment confiance aux malades, qu’on leur fait subir trop de contrôles Cette passion laisse peu de place aux études scientifiques sur le sujet. Or, il a été démontré que les jours de carences ont une influence sur l’absentéisme : plus il y a de carence, moins il y a d’absences. Dans certaines entreprises, les jours de carences ne sont pris en charge que pour les salariés qui ont une certaine ancienneté. Et l’on s’aperçoit que ceux qui ont une faible ancienneté ont un taux d’absentéisme plus faible.

 

A la faveur des différentes lois de financement de la sécurité sociale et des différents gouvernements, l’accent a été effectivement plus ou moins mis sur la lutte contre les fraudes et les abus en cette matière.

Il existe des abus, mais il y a aussi une tendance à les sur-estimer. De nombreuses entreprises, par exemple, fustigent les abus car cela leur permet de pratiquer la politique de l’autruche. Et au lieu de réaliser qu’elles proposent des conditions de travail peut être déficientes, elles préfèrent accuser des facteurs extérieurs, ou suspecter d’abus les salariés eux-mêmes.

 

A qui s’adresse votre travail ?

Au grand public et aux politiques car c’est aussi à eux de sensibiliser les travailleurs à leur santé au travail. Nous sommes aujourd’hui dans un système où il faut lutter contre l’absentéisme et les responsables n’aiment pas trop parler de surprésentéisme de peur que cela fasse augmenter l’absentéisme. Quant à la sécurité sociale qui est confrontée aux déficits, elle préfère aussi lutter contre les abus plutôt qu’inciter les gens à s’arrêter plus vite.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Catherine Le Borgne

 

* Le surprésentéisme. Travailler malgré la maladie. Denis Monneuse, préface Jean-Pierre Brun, postface Pervenche Bérès. Collection Méthodes et Recherches. Editions De Boeck. 120 pages, 19 euros.