Le système conventionnel actuel, c’est “une voiture avec deux volants, deux accélérateurs et deux pédales freins”, estime Didier Tabuteau* dans son dernier ouvrage. Le responsable de la chaire santé de Science Po et co-directeur de l’Institut Droit et Santé de l’université Paris Descartes à Paris, voudrait que l’on s’appuie sur la démocratie sanitaire pour repenser globalement le système. La période est historiquement propice à lancer un tel chantier, démontre-t-il en considérant que le pilotage de la Santé doit revenir à l’Etat.

 

Egora.fr : Dans Démocratie sanitaire**, votre dernier ouvrage, vous estimez que les quatre prochaines années seront déterminantes pour mener à bien une réforme globale du système de santé. Pourquoi ?

Didier Tabuteau : Ces années seront cruciales car plusieurs facteurs se télescopent. Le contexte économique fait qu’on peut d’autant moins être inefficient que la conjoncture économique est grave. En période de très faible croissance, la réforme est encore plus nécessaire. Ensuite, le système de santé lui-même se trouve dans une période tout à fait exceptionnelle car pour la première fois depuis 1945, il n’est plus en phase d’expansion. Nous nous trouvons dans une phase de régulation, de réorganisation, de restructuration hospitalière et le nombre de professionnels de santé ne va pas croitre. Et surtout, la démographie médicale qui est un élément essentiel, risque de diminuer dans les prochaines années. Donc, le temps médical ne va pas augmenter ce qui ne s’est jamais vu depuis la création de l’assurance maladie.

Enfin, pour les trois ou quatre ans qui viennent, il n’y a pas de perspectives d’innovations thérapeutiques massives, d’arrivées de block busters sur le marché. Donc, la pression à la hausse des dépenses de santé est beaucoup moins forte que par le passé. Si on ajoute à cela, le choc démographique lié au vieillissement de la population, la montée des maladies chroniques et la nécessité d’une organisation plus adaptée à ces pathologies, tous les éléments qui poussent à réorganiser, à restructurer sont-là.

 

Faudra-t-il envisager de réduire les dépenses de santé ?

Pas du tout. Toute dépense efficiente, utile médicalement, doit être regardée avec beaucoup d’attention. Ne pas la prendre en charge reviendrait à priver de chance une partie de la population. Il faut admettre que structurellement et sur le long terme, la dépense de santé augmentera.

 

Vous évoquez plusieurs pistes devant contribuer à la réforme de notre système, à commencer par l’instauration d’une culture de santé publique qui fait défaut en France.

Notre système de santé s’est construit à partir d’une histoire très singulière, différente de la plupart des autres pays, basée sur une opposition entre les médecins et les pouvoirs publics. L’une des conséquences est que la culture de santé publique, de prévention qui est nécessairement collective, ne sait pas se développer dans un système qui privilégie absolument la relation individuelle, le colloque singulier. Le premier objectif fixé à une grande réforme serait d’acclimater cette culture de santé publique. Ce qui, pour moi, doit passer par l’école.

 

Comment réformer le système ?

Ma conviction est que le système ne peut pas se réformer par bouts. Si on fait une réforme de l’hôpital sans toucher à la médecine de ville, ou de cette dernière sans s’attaquer au médico-social, etc. cela ne peut qu’échouer. Notre système n’a pas été construit de manière intégrée. Il a été imaginé par les médecins, et pas par l’Etat et si on ne réforme pas l’ensemble, dans le cadre d’une négociation globale, un vaste chantier de concertation, cela se traduira par un coup d’épée dans l’eau.

Je développe l’idée qu’il faudrait réunir pendant des mois toutes les parties prenantes : les professionnels de santé publics ou privés, les associations de patients, les partenaires sociaux et l’Etat, pour qu’ils définissent ensemble ce que doit être un système adapté pour les 20 prochaines années à la fois en assurance maladie et en santé publique. Il faut sans aucun tabou, débattre des modes de financement, des modes de rémunération et de paiement. Il ne faut pas se fixer d’objectifs dans le temps, mais savoir que l’on sortira de cette consultation avec un système construit par tous les partenaires. La démocratie sanitaire c’est la façon de réunir toutes ces parties prenantes dans un débat destiné à savoir comment on construit le système et comment on aborde la politique de santé. La méthode est très importante.

 

Encore une grand-messe, diront certains… Comment dépasser la défiance des médecins vis-à-vis de ce genre de réunion ?

Jusqu’à présent, les grand-messes étaient ponctuelles. Cela peut marcher dans certains secteurs, mais en matière de santé, il faut une démarche et une négociation permanente, durant plusieurs mois, avec un débat dans le pays pour l’accompagner. Notre pays n’est pas habitué au débat public sur les questions de santé, comme ilpeut l’être sur l’école, l’emploi ou la sécurité.

 

Les partenaires sociaux sont-ils toujours légitimes à vos yeux, pour siéger à l’assurance maladie et définir notamment le contenu de la politique conventionnelle des médecins libéraux ?

Je ne conteste pas leur légitimité dans le champ de la démocratie sanitaire et sociale où ils ont vocation à exprimer les attentes de leurs mandants, de tous les cotisants à l’assurance maladie. En revanche, je dis que le pilotage de la politique de santé ne leur est plus dévolu de fait et qu’il n’est pas bon de maintenir des institutions qui représentent une forme de pouvoir sur la politique de santé alors qu’il n’est plus exercé du fait de la création de la CSG, de l’institution de la loi de financement de la Sécurité Sociale et de la réforme des caisses de 2004. Maintenir un système dual entre l’Etat et l’assurance maladie pour la conception et le pilotage de la politique de santé et d’assurance maladie, revient à conduire une voiture avec deux volants, deux accélérateurs et deux pédales de freins. Cette dichotomie est aujourd’hui préjudiciable au système de santé.

 

Que préconisez-vous ?

Je pense que l’on s’acheminera vers une unification du pilotage avec d’un côté une assurance maladie gestionnaire et liquidateur des prestations, tête de réseau de caisses primaires et de l’autre, une unité de pilotage dans une agence de promotion et de régulation de la santé, qui permettrait à l’Etat d’assumer pleinement sa responsabilité de santé publique qui est de facto celle qui figure dans les textes et que la population lui reconnait.

 

Estimez-vous que les professionnels libéraux, qui ont une défiance historique vis-à-vis des pouvoirs publics, seraient prêts à accepter cette réforme ?

C’est notre handicap historique. Les médecins de ville ont constitué leur identité professionnelle sur l’opposition avec les pouvoirs publics, et cela ne se dépasse pas comme cela. Mais les nouvelles générations de professionnels ont une approche beaucoup plus collective et si la démocratie sanitaire qui se constitue leur donne leur place et permet aux professionnels de santé de peser tout leur poids dans le pilotage du système, je pense que les esprits sont murs aujourd’hui pour mettre en accord le droit et les faits. Tous les professionnels de santé savent bien que c’est de l’Etat que dépend leur statut conventionnel. Alors autant négocier avec l’Etat.

 

Serait-ce la fin du libéralisme ?

Pas du tout. Il n’y aurait aucun changement de ce côté-là. Il y aurait des conventions négociées avec l’Etat ou l’agence nationale. Je propose simplement une rationalisation du système conventionnel, qui serait ainsi conforté. Aujourd’hui, il fonctionne mal car il y a trois acteurs, mais dans un système mettant en présence l’Etat et les professions de santé, on pourrait alors imaginer un système de convention de service public d’assurance maladie à tarif opposable, apportant une amélioration de la situation des professionnels. La démographie médicale favorable et certains choix d’organisation devraient permettre de réviser les modes et les niveaux de rémunération respectifs des différentes professions. Et pour les professionnels qui ne seraient pas aux tarifs opposables, il y aurait des contrats d’association au service public, qui se distingueraient clairement des conventions de service public.

 

Cette réorganisation serait-elle de nature à stopper le lent désengagement de l’assurance maladie obligatoire au profit des assurances complémentaires ?

Je crois que l’arrêt de ce désengagement, de cette politique du salami qui découpe l’assurance maladie en tranches fines pour qu’elle soit plus facilement absorbée par les organismes de protection complémentaire, est un élément nécessaire de la réforme. Il faut réaffirmer que la prévention et l’égal accès aux soins dans notre pays reposent sur l’assurance maladie. Cela suppose que même les soins courants soient correctement remboursés. Les sommes qui sont aujourd’hui consacrées collectivement par la population au remboursement des soins courants sont suffisantes dès lors que panier de soins est bien géré. Aujourd’hui ces sommes sont financées par les ressources de la Sécurité Sociale mais aussi par des cotisations d’assurances complémentaires très inégalitaires et par les dépenses sociales et fiscales qui y sont attachées. Si on rationalise cela, les cotisations des complémentaires baisseront et le financement sera le même, mais réparti de façon plus juste entre les cotisants. Si on veut remettre efficacement de l’argent dans le système sans augmenter les prélèvements, il faut arriver à un rééquilibrage entre assurance maladie obligatoire et complémentaire.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Catherine Le Borgne

 

* Didier Tabuteau est ancien élève de Polytechnique et de l’ENA, docteur en droit et titulaire d’une habilitation à diriger des recherches. Il a exercé des fonctions de direction de cabinet au ministère de la Santé et des Affaires sociales et a été chargé en 2000 de la préparation de la loi sur les droits des malades.

** Démocratie sanitaire. Les nouveaux défis de la politique de santé. Didier Tabuteau – Editions Odile Jacob.