Le Dr Benjamin Daniels est un médecin frustré, embarrasé, déconcerté et, le plus souvent, très drôle. Chaque samedi au mois de juillet, retrouvez l’une de ses “confessions”.

 

Il est 3 h du matin un dimanche, et je suis le généraliste de garde pour la ville.

Un appel m’envoie pour une visite d’urgence à domicile. Je n’ai qu’un minimum d’informations sur ce à quoi je dois m’attendre. Tout ce que je sais, c’est que je me rends chez Mme Stern, une septuagénaire souffrant d’un cancer du sein. À mon arrivée, je suis accueilli par cinq ou six membres de la famille. On m’entraîne à l’étage dans un silence feutré, on m’introduit dans une pièce où règne une lumière tamisée. Je découvre une femme réduite à l’état de squelette. Pâle, à moitié inconsciente, elle est sans doute aucun à l’agonie.

Depuis que j’exerce la médecine, j’ai été témoin de multiples décès. À l’hôpital, le processus est assez clinique. Il est plus facile de penser aux défunts comme à « l’attaque du lit n°3 » ou au « cancer des poumons » de la chambre n°2 et non comme à de vraies personnes. Dans la propre maison du patient, il est moins facile de se protéger de l’énormité que représente la mort de quelqu’un. Lorsqu’ils sont entourés par leurs objets personnels et des photos les montrant en bonne santé et souriants à des époques plus joyeuses de leur vie, les agonisants prennent une dimension réelle frappante.

La fille de Mme Stern m’explique que sa mère souhaite mourir chez elle, et que la famille est prête à tout pour lui éviter l’hôpital ou le pavillon des incurables. Jusqu’à maintenant, la malade tenait assez bien le coup, s’hydratant régulièrement et contrôlant la douleur à l’aide de cachets.

Malheureusement, son état s’est vite détérioré au cours de la soirée et, à présent, elle s’agite et paraît beaucoup souffrir. Elle se tortille sous les draps, elle geint.

En cas de cancer en phase terminale, il est extrêmement difficile de prévoir comment et quand la personne va décéder. Les crises cardiaques ne posent pas ce genre de problème : le coeur cesse d’être alimenté en sang et en oxygène, il s’arrête, et c’est la fin. Une tumeur à évolution lente qui s’étend et vous ronge de l’intérieur vous affaiblit, mais il est délicat de prédire quand elle finira par vous tuer.

Pour ce qui est de Mme Stern, j’ignore ce qui va mettre un terme sa vie ; en revanche, je suis sûr et certain qu’elle mourra cette nuit. L’un des objectifs principaux des services de soins palliatifs consiste à éviter que le patient souffre jusqu’à la fin. Mme Stern n’étant qu’à demiconsciente, elle est incapable de répondre à mes questions. Je ne suis pas en mesure de déterminer à quel point elle ressent la douleur, mais elle est visiblement agitée et dans la détresse. Il m’est impossible de la laisser dans cet état. Par ailleurs, ses proches sont bouleversés et attendent de moi que j’agisse.

Comme la mourante ne peut plus rien avaler, je vais être obligé de lui injecter quelque chose, et ce quelque chose ne peut être que de la morphine.

Depuis l’affaire Shipman, les généralistes sont très réticents à recourir à la morphine dans ces cas-là. C’est à coup de piqûres de morphine que le Dr Shipman a tué ses malades.

Il va donc de soi qu’en donner à Mme Stern n’est pas une décision facile pour moi, d’autant que j’ai conscience qu’elle est susceptible de s’éteindre assez rapidement suite à l’injection.

Dans un monde idéal, j’utiliserais une seringue auto-pulsée, autrement dit une pompe qui distille la morphine automatiquement dans le corps du patient, jusqu’à ce que la souffrance soit contrôlée. Malheureusement, il est trois heures du matin, et Mme Stern doit être soulagée sur-le-champ.

Je prends la famille à part et je lui explique ce que je compte faire. Je ne cache pas que la piqûre risque de la plonger dans une inconscience encore plus profonde, et précise cependant qu’elle mettra un terme à ses douleurs et à son agitation. Les proches de Mme Stern savent pertinemment qu’elle n’a plus que quelques heures à vivre, et ils désirent que celles-ci soient paisibles et indolores. Ils m’autorisent à intervenir.

Lentement, j’injecte la morphine sous la peau. Sous mes yeux, la mourante se calme, son corps se détend. Je ne lui en donne que quelques millilitres, mais elle est tellement amaigrie qu’il ne lui en faut guère pour obtenir des résultats. Au fur et à mesure qu’elle s’apaise, les visages des siens retrouvent une relative sérénité. Mme Stern respire de plus en plus doucement, elle sombre dans un profond coma.

Au bout de quelques heures, elle meurt.

Plus tard, sa famille m’a exprimé sa reconnaissance. Il ne s’agissait pas d’euthanasie, même si, peut-être, mon injection de morphine a accéléré la fin de la patiente d’une ou deux heures. Nombreux sont mes actes quotidiens de généraliste qui m’amènent à remettre en question l’éthique des choix que je fais.

Toutefois, je n’ai jamais éprouvé de doutes quant à ma décision, cette nuit-là. Mes craintes concernaient plus la famille et ses éventuelles réactions. Si j’avais estimé qu’elle n’était pas dans mon camp, je n’aurais pas pratiqué la piqûre. Non parce que les souhaits des proches sont plus importants que le bien-être du patient, mais parce que je ne tiens pas à devoir me justifier devant un tribunal. Sans l’injection, Mme Stern aurait souffert ; cependant, je ne suis pas prêt à être étiqueté « nouveau Shipman ».

Les gens accusent les médecins de jouer à Dieu en décidant de maintenir ou d’abréger l’existence des malades. C’est parfois vrai. Pour autant, à partir du moment où nos actes relèvent de la compassion et non de l’arrogance, je refuse de présenter des excuses.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Benjamin Daniels

 

Extrait de Confessions d’un médecin généraliste, 100 histoires vraies, drôles, émouvantes, Dr Benjamin Daniels, éditions Larousse.