Patrick Verstichel est neurolgue au centre hospitalier intercommunal de Créteil. En tant que clinicien, il est confronté à des personnes qui viennent en consultation à l’hôpital car elles présentent des des symptômes inquiétants, surprenants, souvent inexpliqués. Des cas rares, qu’il présente dans un ouvrage, Les sens trompés, dont voici un extrait.

 

 

Transmission dans le service de médecine, 12 avril, neuf heures, l’infirmière indique au medecin :
– “Le 29 a eu une nuit agitée, il a appelé plusieurs fois parce que quelqu’un venait se coucher avec lui dans son lit.”
– “Peut-être la patiente du 18, elle n’a plus toute sa tête et vagabonde parfois dans les autres chambres ?”
– “Non, l’infirmière de garde n’a vu personne.”

Transmissions dans le service de médecine, 13 avril, neuf heures, l’infirmière au médecin :
– “Il y a encore eu des problèmes avec le 29 cette nuit. Il est venu plusieurs fois pour se plaindre qu’un plaisantin était venu à côté de lui dans son lit, et lui avait laissé de gros morceaux de viande. Il demandait qu’on l’en débarrasse et qu’on nettoie ses draps.”
– “Et ?”
– “Et il n’y avait rien.”

Transmission dans le service de médecine, 14 avril, neuf heures, l’infirmière au médecin :
– “Le 29 est tombé de son lit cette nuit, il avait sonné plusieurs fois pour qu’on dise à la personne qui vient dans son lit toutes les nuits de quitter les lieux. Finalement, il semble qu’il se soit jeté par terre en s’agitant. Tout ce remue-ménage inquiète les autres patients. Ca commence à bien faire, il faudrait vraiment que le neurologue vienne le voir.”

Le dit neurologue, appelé à la rescousse, fait connaissance dans l’après-midi avec le patient de la chambre 29. Monsieur N. a 73 ans, il est petit et corpulent, et à l’air sombre et suspicieux de quelqu’un sur lequel le sort s’acharne. Il a été victime cinq jours plus tôt d’un accident vasculaire cérébral, qui a endommagé l’hémisphère droit de son cerveau et entraîné une paralysie du côté gauche de son corps. En examinant monsieur N., le praticien constate que cette hémiplégie est grave, puisqu’aucun mouvement n’est possible. En outre, la sensibilité de cette moitié du corps est affectée. Loin de s’en affliger, le patient semble l’ignorer. Détournant le regard de la moitié malade de son corps, il n’en parle pas.

Monsieur N. ne cesse de faire part de ses inquiétudes au sujet de ces individus suspects qui se glissent nuitamment dans sa chambre, et plus encore, dans son lit. “La dernière fois cette personne est venue se coucher tout contre moi, à me toucher. J’ai eu beau lui dire de partir, elle n’en a rien fait ? Finalement je l’ai attrapée, je l’ai projeté dehors et… je me suis retrouvé par terre !”

 

Il trouve son bras gauche, l’agrippe et se met à tirer dessus

Le médecin intrigué essaie de reconstituer la scène. Monsieur N. couché sur le dos reproduit son geste. Il projette son bras droit de l’autre côté, trouve son bras gauche, l’agrippe et se met à tirer dessus. “Voilà, regardez, elle est encore là ! Ca ne va pas se passer comme cela !” Notre homme secoue son membre paralysé et tente de le jeter hors du lit. Voilà qui explique la chute nocturne. Le neurologue tente de convaincre Monsieur N. qu’il s’agit de son propre membre et non d’une personne étrangère. “Si c’était à moi, je le saurais, rétorque-t-il. D’ailleurs mon bras gauche se porte très bien.”

Il est impossible de convaincre Monsieur N. que ce membre, de même que toute la moitié de son corps, est frappé d’hémiplégie. Il consent à reconnaître un peu de fatigue du côté gauche. Quant à son incapacité à marcher, il ne faut y voir selon lui que l’effet d’un récent surmenage, qui devrait disparaître après quelques jours de repos. Lorsqu’on place sous les yeux de Monsieur N sa propre main gauche, il admet qu’il s’agit de la sienne, uniquement parce qu’il reconnaît l’alliance. Les yeux fermés, par palpation avec sa main droite, il ne peut distinguer sa main gauche de celle du médecin. Pour tenter de prouver que ce membre est sans force, on demande au patient de lever son membre supérieur gauche. “Regardez, j’y arrive très bien”, clame-t-il en levant au dessus de sa tête, son bras… droit.

 

Il nie farouchement être paralysé

Si le mystère du fantôme de l’hôpital a pu être résolu par une observation attentive du comportement de Monsieur N., en revanche son attitude vis-à-vis de son côté gauche ne peut que laisser perplexe. Ce malade ne prête plus la moindre attention à la moitié gauche de son corps et à l’environnement qui se situe sur se gauche, ce qui constitue une négligence visuo-spatiale.

Il nie farouchement et contre toute évidence qu’il soit paralysé, cette méconnaissance étant appelée anosognosie, et plus encore, ne parvient plus correctement à identifier les parties hémiplégiques de son corps comme lui appartenant, ce qui est nommé hémiasomatognosie, au point de pouvoir les confondre avec celles d’autrui. Cet ensemble de symptômes est connu depuis le XIXe siècle comme le syndrome d’Anton-Babinski, du nom de deux neurologues, Gabriel Anton, un Autrichien qui avait décrit le manque de perception de soi dans certaines déficiences liées à des destructions du cortex visuel ou auditif, et Joseph Babinski, médecin à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris.

Cette étonnant syndrome survient toujours après une destruction étendue de l’hémisphère droit, chez le droitier. Le patient a la particularité d’essayer de se comporter exactement comme s’il n’était pas hémiplégique, en ignorant totalement son hémicorps paralysé. S’il est confronté à son hémicorps, il peut nier que celui-ci lui appartient et l’attribuer à une autre personne. S’il ne le voit plus, il peut le percevoir comme un objet encombrant, ou une personne étrangère, douée d’un génie malin.

 

Défaut de la conscience de soi

Dans d’autres cas, le membre paralysée se démultiplie en de nombreux exemplaires, et le patient peut prétendre qu’il dispose de plusieurs bras ou jambes sans se rendre compte du caractère pour le moins farfelu de cette proposition. Enfin, même s’il consent à s’attribuer le ou les membres, ceux-ci peuvent conserver une vitalité indépendante, et il n’est pas rare d’entendre alors dire que ce bras ou cette jambes sont partis pendant la nuit se promener tout seuls et ne sont revenus se coller au tronc que le matin venu.

Le syndrome d’Anton-Babinski associe ainsi un défaut partiel de la conscience de soi, partiel en ce qu’il ne concerne qu’une partie du corps, la gauche, et un discours extravagant, chez une personne jusque là saine d’esprit.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Patrick Verstichel

 

Extrait de Les sens trompés, des anomalies du cerveau aux comportements étranges, Patrick Verstichel, Editions Belin pour la science.