Éminent économiste de la santé, Jean de Kervasdoué vient de raccrocher sa robe d’universitaire. Ce titulaire de la chaire d’économie et de gestion des services de santé du Conservatoire national des arts et métiers depuis 1997 a prononcé sa “leçon de clôture” fin juin. Désormais professeur émérite, il nous livre son analyse sur notre système de santé.

 

 

Egora.fr : Vous avez eu, tout au long de votre carrière, un regard critique sur notre système de santé. Quel est votre point de vue aujourd’hui ?

Jean de Kervasdoué : Ce qui me surprend depuis quarante ans c’est le décalage entre l’analyse que moi et d’autres portons sur le système de santé et celle d’un certain nombre d’experts et de politiques qui, souvent, ne s’intéressent qu’à l’écume des choses, c’est-à-dire à des points qui ne sont pas essentiels. Ils s’épuisent à traiter de sujets marginaux et ne touchent pas aux questions fondamentales du système de santé. Par exemple, l’inégalité d’accès due aux honoraires est d’une importance bien moindre que l’inégalité de qualité de traitement des Français qui ne vont pas être soignés de façon égale selon l’endroit où ils se trouvent.

 

De quoi souffre aujourd’hui notre système de santé ?

Le premier sujet est le déficit. Nous transférons à la jeune génération de manière regrettable et scandaleuse depuis presque vingt ans nos dépenses de fonctionnement. J’ai été membre de la commission du grand emprunt [installée en août 2009 par Nicolas Sarkozy et présidée par Alain Juppé et Michel Rocard, Ndlr], et autant je suis tout à fait d’accord pour qu’on s’endette dans la recherche, l’enseignement ou encore les nouvelles technologies, autant je trouve tout à fait anormal que la jeune génération paie pendant encore vingt ans la consommation de médicaments de ma génération. Nous savons que ce sujet-là ne va pas être résolu par la croissance. Les Français ne croient pas et à tort car cela va conduire à des catastrophes, que l’État c’est eux. Ils pensent qu’une entité abstraite, que ce soit l’État ou la Sécurité sociale, va intervenir, et que ce n’est pas eux qui vont payer le déficit. À l’inverse, les habitants des pays d’Europe du Nord et Anglo-Saxons pensent que l’argent public est le leur, qu’un déficit public est un drame et qu’il faut arrêter de le creuser. En France, en 2008, alors que la croissance était nulle voire légèrement négative, le président de la République Nicolas Sarkozy a continué de laisser croître les dépenses de santé, et c’est pareil en 2013.

Le second sujet concerne les inégalités de prise en charge, les variations de pratiques cliniques. Quand on regarde les dépenses de cardiologie en France, il y a des variations considérables qui ne sont expliquées ni par des questions économiques ni par des questions médicales. En éliminant les variations par l’âge et le sexe, les dépenses de cardiologie varient en fonction des départements de 1 à 9. C’est incompréhensible !

Il y a également des sous-problèmes. En France, nous privilégions le plus cher : l’hôpital plus que la ville, les spécialistes plus que les médecins généralistes, les médecins plus que les infirmières. Si nous voulons faire en sorte que la prise en charge soit davantage faite en ville, il faut revaloriser la médecine de ville, ce qui n’a pas vraiment été fait, et il faut surtout fusionner les budgets hospitaliers et ceux de la ville.

 

Quelles solutions face à ces problèmes ?

Il faut documenter le parcours de soin, et nous avons tout ce qu’il faut aujourd’hui pour le faire. Il faut regarder les endroits où le système fonctionne bien, ceux où il y a davantage d’irrégularités, et discuter avec les médecins de leur pratique, leur dire que dans certains cas ils ont trop prescrit, dans d’autres pas assez ou mal. La prise en charge du cancer de la prostate varie de 1 à 2 par région, c’est étrange ! Les variations de territoires s’expliquent tout d’abord par la spécialité du médecin qui, le premier, va prendre en charge le patient. Si l’interne de garde est chirurgien, les patients vont davantage être opérés rapidement que s’il s’agit d’un médecin généraliste. D’où la création des comités d’organes en cancérologie. Le deuxième paramètre est la faculté où les médecins ont fait leurs études. Quand il n’y a pas d’intérêt économique, les médecins sont très marqués par ce qu’ils ont appris pendant leurs études, et ils ne suivent pas toujours ou ne connaissent pas toujours les recommandations de la Haute Autorité de santé ou les pratiques récentes. Bien entendu, ce n’est pas le cas de tout le monde, mais ce sont toujours les mêmes qui se forment. Il faut en discuter. La solidarité est une affaire sérieuse.

 

Le financement du système hospitalier est passé de la dotation globale au Programme de médicalisation des systèmes d’information (Pmsi). La tarification à l’activité (T2A) fait aujourd’hui l’objet de critiques et est remise en cause dans le cadre du pacte de confiance de Marisol Touraine. Quel serait le bon système ?

Celui-ci est le bon ! Sur ce sujet, il y a un débat mondial. Nous savons que certaines activités doivent être financées par des méthodes moins analytiques que la T2A avec les missions d’intérêt général et à l’aide à la contractualisation [Migac], et que d’autres doivent être financées à l’activité, meilleure solution que le paiement à l’acte. Là encore, la classe politique exacerbe des nuances pour des raisons symboliques, mais nous n’allons pas revenir à la dotation globale. Cette question est la même que celle de la T2A, à savoir comment mesure t-on l’activité ? Nous savons que la notion de prix de journée n’a pas de sens et rien ne va changer !

 

D’importantes problématiques ont émergé dans le monde libéral avec la désertification médicale ou celui de la démographie médicale. Comment les solutionner ?

Concernant la démographie médicale, il est scandaleux que les gouvernements se servent d’un outil de long terme pour traiter des problèmes de court terme. Quand on joue sur la démographie, on a un effet sur au moins cinquante ans, et aujourd’hui nous payons les décisions prises dans les années 1990. Je suis favorable à un numerus clausus constant, autour de 6 000, qui varierait de 1% par an. Il faudrait qu’à partir de 2040 on recommence à le diminuer, car lorsque la génération des babyboomers va disparaître les problèmes vont changer, et il va falloir anticiper. Il eût fallu anticiper leur arrivée à la dépendance. La démographie médicale est un outil de long terme.

Par ailleurs, nous savons que la croissance très forte du nombre de médecins – puisque nous sommes passés de 60 000 à 220 000 entre 1968 et aujourd’hui – ne joue pas sur leur installation. Les médecins s’installent là où ils font leurs études. Nous les retrouvons dans les villes universitaires. Pour les zones désertiques, il faut prévoir des mesures particulières. La solution serait de s’inspirer de ce que font les Anglais avec les centres de santé intégrés, les maisons médicales. Le problème des médecins dans les zones sous-peuplées est la solitude. Il faut leur laisser la liberté de s’associer et leur offrir un système par capitation afin qu’ils aient une rémunération correcte. Les médecins dans les zones désertiques gagnent plutôt bien leur vie, donc l’incitation économique n’influence pas l’installation. Quand on force les médecins à s’installer, cela ne marche pas.

Il faut trouver, territoire par territoire, en accord avec les élus et avec les médecins, des manières de s’organiser en ayant des systèmes qui fonctionnent. Actuellement, les maisons médicales, avec la consultation à 23 euros, ne marchent pas. On ne peut pas équilibrer les comptes des maisons médicales avec des tarifs du secteur 1. Ce sont les collectivités qui construisent et qui payent, mais ce n’est pas sain. Je suis pour des systèmes décentralisés, avec éventuellement l’usage de la télémédecine. Nous connaissons les solutions, mais nous voulons trouver des solutions générales alors que les problèmes sont particuliers. Il faut donner des outils aux médecins, et tant que nous ne leur proposerons pas des formules de rémunération stables, le problème de l’installation se posera.

 

Jean de Kervasdoué a été directeur général des Hôpitaux au ministère de la Santé de 1981 à 1986. Il est à l’origine de la mise en oeuvre du Programme de médicalisation des systèmes d’information (Pmsi).
Il est membre de l’Académie des technologies, ingénieur agronome de l’Institut national agronomique Paris-Grignon, et il détient un MBA ainsi qu’un doctorat en socio-économie de l’université Cornell aux États-Unis.
Il a été présidentdirecteur général de Sanesco, un cabinet de conseil et de stratégie spécialisé dans le domaine de la santé de 1986 à 1997, responsable des études économiques à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris et maître de recherche à l’école Polytechnique.
Il a été directeur adjoint (1979-1980), puis directeur (1980-1981) du Centre d’évaluation et de prospective du ministère de l’Agriculture.
Depuis 2008, il est codirecteur de l’école Pasteur-Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) de santé publique.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Laure Martin