Cahuzac, fabrique des malades, visiteurs médicaux, progrès de l’industrie pharmaceutique… Hervé Gisserot, président du Leem et senior vice-president du groupe pharmaceutique britannique GlaxoSmithKline répond aux questions qui dérangent d’Egora.fr et du Panorama du médecin.

 

Egora.fr : L’actualité de ces dernières semaines a été illustrée par l’affaire Cahuzac, le ministre du Budget contraint de démissionner après que l’existence d’un compte en Suisse non déclaré a été confirmée, possiblement abondé par l’industrie pharmaceutique. Certaines méthodes de lobbying des laboratoires sont pointées du doigt. Quelle est votre réaction ?

Hervé Gisserot : Il y a toujours une réelle difficulté à porter, aujourd’hui, un regard sur ce qui se passait dans les années 1980-1990, car la législation mais aussi la société ont profondément évolué. De fait, le cadre dans lequel l’industrie du médicament exerce aujourd’hui ses activités est régi par des règles strictes, qui n’ont pas cessé de se renforcer depuis plus de vingt ans. Depuis 1994, la fixation du prix du médicament est ainsi réalisée en toute transparence par le Comité économique des produits de santé, soit par convention, soit sur décision de son président, et non pas sur décision d’un ministre ou de son cabinet. Grâce à un mode de fonctionnement interministériel associant différentes administrations et la Sécurité sociale, qui est le payeur, le Comité permet de garantir à nos concitoyens tous les standards de rigueur et de transparence qu’ils sont en droit d’attendre des pouvoirs publics afin de garantir le juste prix du médicament. J’espère que de ce point de vue-là, l’affaire Cahuzac, sur laquelle je ne ferai pas de commentaires spécifiques, ne portera pas atteinte à un système qui repose sur des fondamentaux clairs, établis et sains, dont la France peut aujourd’hui s’enorgueillir. Dans ce contexte, et celui que nous connaissons depuis deux-trois ans, nous redoutions que l’image du médicament et de nos entreprises ait pu être atteinte. Or il n’en est rien. Les résultats de la troisième vague de l’Observatoire sociétal du médicament Ipsos pour le Leem nous donnent à cet égard un éclairage très instructif sur le degré de confiance des Français dans le médicament, qui va en augmentant d’année en année, pour se situer aujourd’hui à 87%. Mais les Français ont aussi un regard très lucide sur le médicament, dont ils appréhendent parfaitement la notion du risque d’effets secondaires indésirables. Le deuxième constat porte sur l’image des industriels du médicament. Le regard de nos concitoyens est positif et sans complaisance sur nos entreprises. Les Français comprennent en effet que, comme toute entreprise, les industriels du médicament ont des objectifs de rentabilité. Ils ne voient pas cela comme un mal, mais comme une réalité nécessaire pour pouvoir réinvestir dans la recherche et le développement. En revanche, ils demandent – et fort légitimement ! – que la sécurité sanitaire soit toujours notre première préoccupation quand des décisions avec un impact économique important doivent être prises. On part donc d’un socle solide qui s’est paradoxalement renforcé ces dernières années, alors que tout pouvait laisser croire que l’inverse allait se produire. On ne peut donc pas parler d’une crise de confiance.

 

Qu’en concluez-vous ?

Toutes les enquêtes d’opinion montrent qu’il y a crise de confiance quand il y a crise du résultat. C’est notamment le cas lorsqu’on analyse les enquêtes concernant la classe politique. Lorsque les responsables politiques s’expriment sur la réduction du chômage ou l’augmentation du pouvoir d’achat, malheureusement, et ce depuis de très nombreuses années, le résultat n’est pas au rendez-vous. C’est donc d’abord et avant tout cette crise du résultat qui a généré la défiance progressive à l’égard du politique. On ne la retrouve pas dans le médicament. Le Français connaît son médicament, et le prend même tous les jours lorsqu’il souffre de maladie chronique. Il sait qu’il va lui délivrer les résultats attendus dans l’immense majorité des cas. Deuxième élément, et c’est là tout le paradoxe, les crises sanitaires récentes ont révélé à nos concitoyens qu’il y a une chaîne d’acteurs qui entoure le médicament. Elle comprend les autorités sanitaires, les professionnels de santé, les industriels du médicament, qui ont bien entendu toute leur place, les patients eux-mêmes, et enfin les lanceurs d’alerte, qui ont pris une place croissante au cours des dernières années. Cette chaîne d’acteurs permet d’identifier les éventuels problèmes et d’agir en conséquence. Elle est donc un facteur générateur de confiance.

 

La Promotion du médicament

 

Que répondez-vous à ceux qui accusent les entreprises du médicament de créer de nouveaux besoins, de nouvelles maladies pour accroître leur marché ?

Vous savez, la définition des maladies dépend de l’Organisation mondiale de la santé, pas des industriels du médicament. J’ai eu récemment l’occasion de débattre à la télévision, à l’invitation de Paul Amar, avec le Dr Sauveur Boukris, qui a publié un livre sur la fabrique des malades et de la maladie par l’industrie pharmaceutique. Je pense que c’est une absurdité sans nom de parler de fabrique de maladie et de malades, tous les faits des vingt-cinq dernières années prouvent exactement le contraire ! Le Dr Boukris a dû commencer sa vie de praticien il y a vingt-cinq ans, et, chaque année de sa vie professionnelle, le risque de mourir du cancer a diminué d’un point, ce qui est considérable. On se moque de nos concitoyens lorsqu’on tient ce genre de discours, à rebours des évolutions de la science, des connaissances et du progrès thérapeutique. En revanche, si le combat de ce monsieur est de lutter contre la surmédicalisation – mais j’en doute malheureusement –, alors je le rejoins. Et lorsque d’autres auteurs, comme Philippe Even ou Bernard Debré, se substituent aux agences de sécurité sanitaire en rédigeant en un temps record un livre que les autorités sanitaires ne parviendraient à écrire qu’en plusieurs mois de travail intensif avec leurs centaines de salariés, ils ne sont plus dans leur rôle légitime de lanceurs d’alerte ; ils représentent un vrai danger pour la santé des personnes, et je me réjouis que les autorités sanitaires et tous les professionnels de santé, fidèles au serment d’Hippocrate, aient condamné leurs errements scientifiques avec la plus grande fermeté.

 

L’évaluation du médicament

 

Il y a peu de nouveaux médicaments qui obtiennent la reconnaissance d’une réelle amélioration du service médical rendu ; on a un peu l’impression que la recherche de l’industrie pharmaceutique patine. Est-ce dû au fait que l’évaluation devient de plus en plus exigeante ? Les médicaments nouveaux peinent-ils à apporter une réelle plus-value par rapport aux médicaments plus anciens ?

Le progrès médical a changé de nature. L’innovation reste soutenue, comme en attestent les deux derniers bilans de la FDA, mais elle se concentre sur des produits de niche dont l’apport thérapeutique est sans doute moins visible pour le grand public. Le sentiment de ralentissement de l’innovation est surtout lié à la fin des blockbusters, ces “médicaments de masse” qui soignent des millions de malades. Il est vrai que pendant des années on a vu s’éroder l’innovation dans le domaine du médicament, du fait de plusieurs tendances. Il y a d’abord eu ce postulat erroné, posé par les industriels du médicament durant la décennie 1995-2005, selon lequel la capacité à innover dépendait de l’importance des budgets de recherche. Or, la capacité créatrice des chercheurs n’est pas dopée par ce genre de considération. Dans le même temps, les autorités réglementaires ont considérablement élevé leurs exigences. La conséquence en a été que les entreprises ont arrêté des projets de développement en phase beaucoup plus précoce que par le passé si elles considéraient que le médicament n’apporterait pas une réelle valeur ajoutée démontrée lui permettant d’obtenir un niveau de remboursement et de prix qui justifie l’investissement. Il y a quinze ou vingt ans, ces projets de développement auraient été poursuivis jusqu’à leur terme. Ce constat a conduit nos entreprises à changer de modèle d’innovation au cours de la décennie écoulée, pour un modèle beaucoup plus ouvert, fondé sur le maillage des acteurs au sein de l’écosystème de recherche et qui met au coeur du modèle des partenariats du type public-privé ou privé-privé. De très nombreux signaux – par exemple, la quarantaine d’autorisations de mise sur le marché au niveau européen l’année passée – nous laissent entendre que ce nouveau système sera beaucoup plus porteur d’innovation à l’avenir… Je suis persuadé que nous allons de nouveau entrer dans une période fructueuse sur le plan du progrès thérapeutique, mais avec un profil de médicaments différent, beaucoup plus ciblé, permettant une médecine personnalisée, une médecine de précision, porteuse de grands espoirs pour les patients. À la condition, cependant, que le système d’évaluation du médicament redevienne plus stable, lisible et prédictible dans les années à venir, tant en ce qui concerne l’évaluation médico-scientifique que l’évaluation médico-économique en émergence. Il y va de l’accès rapide des patients à ces futures innovations thérapeutiques.

 

Parmi les grands thèmes de santé publique, celui des infections résistantes pose problème. L’accélération du phénomène inquiète l’OMS et de nombreux infectiologues en France et en Europe. On a l’impression que la recherche sur de nouveaux antibiotiques est en panne ; on sait que ces médicaments destinés à des patients aigus sont moins rentables que des traitements ciblant les affections chroniques. N’est-il pas aussi le rôle de l’industrie pharmaceutique de développer des médicaments d’utilité publique avec, éventuellement, l’aide de la recherche publique, ce qui pose aussi le problème des partenariats public-privé ?

La découverte de nouveaux antibiotiques est un véritable défi, tant pour les industriels que pour les autorités de santé. Si on regarde les chiffres de 2010, la recherche dans ce domaine n’est cependant pas inexistante. Ceci dit, face à la réalité établie des résistances, il n’existe pas aujourd’hui de modèle économique clairement identifié pour soutenir et même dynamiser cette recherche autour de nouveaux antibiotiques. S’ils sont découverts, ces médicaments seront en effet réservés fort logiquement aux situations de résistance les plus flagrantes, limitant ainsi fortement leur potentiel d’utilisation. Il faut que les industriels et les pouvoirs publics de tous les pays se mettent d’accord pour qu’un modèle économique viable permette à cette recherche de redémarrer de manière encore plus significative, au-delà des cinquante-sept antibiotiques actuellement en développement. Nos entreprises sont parfaitement aptes à être présentes aux rendez-vous de santé publique. Elles le font très largement à travers différentes politiques, comme celle des prix différenciés en fonction du pouvoir d’achat des populations dans les pays en voie de développement. Cela se fait en partenariat avec les organisations mondiales et les gouvernements des pays concernés. Mais on ne peut pas demander à l’industrie du médicament de porter à elle seule ces priorités de santé publique. C’est dans le partenariat public-privé que nous pourrons y arriver et nous serons au rendez-vous.

 

Le gouvernement attend des milliards d’euros d’économies de l’accroissement de la prescription de médicaments génériques. Ne redoutez-vous pas que cette dynamique mette en danger le modèle de la big pharma ?

C’est absolument l’inverse ! Les génériques sont une absolue nécessité pour créer un cercle vertueux d’innovation : investir, innover, avoir le retour d’investissement pendant la période sous brevet, et ensuite, au travers des génériques, générer des économies pour l’assurance maladie, qui peuvent être réinvesties dans l’innovation et ainsi de suite… Les génériques ne sont donc pas un danger, mais une solution, et il est de la responsabilité de nos entreprises de nous adapter à cette réalité, à cet environnement. La politique du générique doit permettre à ce segment du marché de continuer à se développer harmonieusement, en l’inscrivant dans une logique de politique industrielle. Beaucoup des génériques consommés aujourd’hui sont produits en France et en Europe, et il y a une nécessité à trouver un juste équilibre entre un prix des génériques compétitif et source d’économies pour le système d’assurance maladie, tout en restant à un niveau de prix industriel qui permette à la production française ou européenne d’avoir toute sa place sur ce segment de marché. En revanche, la France est en retard dans le domaine de l’automédication, qui ne représente qu’environ 7% du marché total contre 12 à 15 % chez nos grands voisins européens. Ce segment est largement sous-développé dans notre pays, or il est responsabilisant pour le patient, qui peut ainsi prendre en charge de façon plus autonome son parcours de soins, gagnant pour l’assurance maladie, par les économies ainsi générées pour la collectivité, et enfin attractif pour les industriels, pour ceux de leurs médicaments dont le profil d’utilisation et de sécurité est adapté à une délivrance sans prescription via le pharmacien.

 

Quelle politique du médicament ?

 

Quelles doivent être les relations entre l’industrie pharmaceutique et la presse professionnelle ?

Tout secteur, quel qu’il soit, a besoin d’une presse professionnelle. Une presse solide, vivante, diversifiée, qui rende compte avec indépendance et rigueur de l’actualité du secteur. Une presse qui contribue aussi au maintien des connaissances professionnelles, dans un domaine –la santé– où les pratiques évoluent constamment. Nos relations ont été clarifiées depuis de nombreuses années, grâce à la charte qui lie les entreprises du médicament à la presse professionnelle. De la même manière que les industries du médicament sont engagées dans une transformation sans précédent de leur modèle, la presse professionnelle connaît elle aussi une mutation profonde. Je pense que le modèle d’aujourd’hui et de demain doit reposer sur les deux piliers fondamentaux que sont la transparence et l’indépendance. Je peux dresser un parallèle avec les liens ou les conflits d’intérêts : les liens sont absolument nécessaires, et ceux tissés avec la presse professionnelle me paraissent extrêmement sains, à condition qu’ils ne se transforment jamais en conflits et que l’information sur nos médicaments puisse être véhiculée avec une totale indépendance.

 

L’industrie du médicament est porteuse de croissance, mais les plus grosses firmes licencient alors qu’elles font du profit – les organisations syndicales évoquent d’ailleurs la notion de licenciements boursiers. Comment expliquer ce paradoxe ?

Sans vouloir être provocateur, le plus surprenant avec la profonde mutation en cours de notre secteur, c’est qu’elle n’ait pas eu lieu plus tôt comme dans la plupart des autres secteurs industriels… Du fait des systèmes de protection sociale qui jouent leur rôle d’amortisseur de crise dans les pays développés, notre secteur a historiquement peu subi les cycles et contre-cycles macro-économiques : quand tout allait mal, ce secteur allait encore relativement bien du fait de son modèle économique spécifique. Mais, pour la première fois, il est confronté à la crise – celle des dettes souveraines –, car celle-ci est d’une telle ampleur que tous les gouvernements sont conduits à prendre des mesures drastiques de réduction des déficits. Pour la première fois de son histoire, en 2012, notre secteur est en effet entré en récession en France, et celle-ci est amenée à se poursuivre et s’amplifier cette année. De plus, le marché mondial du médicament a complètement changé. Aujourd’hui, l’essentiel de la croissance de notre secteur est tiré par les besoins croissants des pays émergents en termes d’accès aux soins et aux médicaments. Pour la France, qui figure parmi la dizaine de pays leaders au monde dans notre secteur, cela induit la mutation que nous connaissons, qui n’a rien à voir avec une logique de licenciements boursiers, comme certains voudraient nous le faire croire. C’est, bien au contraire, un mouvement stratégique d’ampleur inégalée, qui doit permettre à notre secteur, en France, de continuer à attirer des investissements, d’être pourvoyeur d’emplois qualifiés et de contribuer à un solde positif de la balance commerciale. En d’autres termes, continuer, à partir de la France, à rayonner dans le monde. Ceci nécessite des efforts parfois difficiles socialement, et nos entreprises accompagnent ce mouvement de manière extrêmement respectueuse des salariés. Il me semble préférable de le faire alors que nos entreprises ont encore de la compétitivité. Si nous repoussons ces décisions difficiles à plus tard, ce sera toute la compétitivité de l’industrie pharmaceutique en France qui sera mise à mal, avec des conséquences infiniment plus lourdes pour nos entreprises. Notre mobilisation et la prise de conscience des pouvoirs publics de l’importance stratégique des entreprises du médicament me rendent optimiste sur notre capacité à pleinement utiliser les atouts de la France dans le domaine du médicament.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Concepcion Alvarez