Nommé à la tête de l’Observatoire international des prisons (OIP) en juin dernier, le médecin Antoine Lazarus retrouve un thème qui lui est cher et qui l’a accompagné tout au long de sa vie.

Le médecin est confronté à une situation où l’on compte 67000 détenus et seulement 55000 places de psychiatrie. En 1982, les chiffres étaient de 30000 détenus et 120000 lits de psychiatrie.
 

 

Egora.fr : Votre premier contact avec la prison, c’est en 1971, lorsque vous devenez médecin à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Vous avez alors 30 ans, qu’est-ce qui vous pousse à y aller ?

Pr Antoine Lazarus : À ce moment-là, j’étais en année probatoire de psychiatrie, j’étais curieux, la prison m’intéressait. Et puis il y avait aussi peutêtre un peu de ma propre histoire [son père, résistant, avait été emprisonné à Montluc, avant d’être déporté et de mourir à Buchenwald ; Ndlr]. Mais ce qui est sûr, c’est qu’à l’époque je n’étais vraiment pas le personnage à mettre comme observateur dans les prisons. D’une part, depuis 1968, j’étais l’un de ceux qui contestaient ce dispositif, j’avais des tribunes ouvertes dans des journaux, j’allais donc pouvoir raconter tout ce que je verrais dans cet endroit si secret. Et d’autre part, quelques mois auparavant, j’avais eu une histoire qui avait défrayé la chronique et qui m’avait fait apprendre ce que pouvait être la violence de la justice. Alors que je raccompagnais des étudiants après une réunion de société savante, un jour de manifestation au Quartier latin, nous avons eu l’impression d’avoir été violemment heurtés par l’arrière. C’étaient des gendarmes mobiles qui secouaient mon véhicule et tapaient dessus, cassant le pare-brise. Extrait de la voiture, malmené, cogné et emmené au commissariat à quelques mètres, place du Panthéon, je me suis retrouvé inculpé d’organisation de manifestations interdites, de forçage de barrage de police et de tentative d’assassinat sur un agent de la force publique. Un non-lieu a finalement été prononcé quelques mois plus tard. Mais se retrouver au dépôt, être amené menotté chez soi pour une perquisition, se demander ce qui se passe quand on sait qu’on n’y est pour rien, que c’est monté de toutes pièces m’a donné envie d’aller voir ce qui se passait dans le secret des institutions de la justice.

 

Comment s’est passé votre travail sur place ?

J’étais interne à temps partiel, mais c’était en réalité une responsabilité médicale quasi complète, avec des médecins chefs assez virtuels, généralistes du coin, et pas tous très compétents. La prison de Fleury-Mérogis venait d’ouvrir, c’était la plus moderne d’Europe, avec de grandes cellules claires et propres, un coin toilette. Il n’y avait qu’un détenu par cellule. Paradoxalement, cette prison était aussi celle qui comptait le taux de tentatives de suicide le plus important, je comprendrai plus tard pourquoi. Je découvre alors un milieu d’une dureté tout à fait étonnante, avec des gens qui ne vont pas bien, et pas seulement les détenus. Il n’y avait pas encore de psychiatrie dans la prison, c’était donc vers moi qu’étaient envoyées les consultations dites « psy ». J’exerçais une médecine comme je pense qu’il faut la faire, c’est-à-dire une médecine qui écoute et qui touche à la fois. Ce n’était pas évident, la prise en charge des détenus dépendant encore de l’administration pénitentiaire, les moyens n’étaient pas importants. Quand je suis arrivé à ma première consultation, j’ai été extrêmement surpris. La porte s’est ouverte, le détenu est entré en slip dans la pièce, il n’y avait même pas de chaise pour lui, et deux surveillants assistaient à la consultation. Un détenu, on ne lui serrait pas la main et on ne l’appelait même pas « monsieur ». La médecine en prison représentait –et représente toujours– un espace de contrepouvoir. L’administration avait très peur de ce qui pouvait se passer ou se dire derrière la porte fermée, et les surveillants ou plutôt les syndicats de surveillants ne supportaient pas qu’on puisse leur enlever une bribe de leurs prérogatives. De mon côté, je dénonçais tout cela et étais donc très mal vu. J’ai appris des années plus tard que les surveillants, que j’avais exclus de mes consultations, avaient reçu l’ordre de ne pas intervenir si un jour je les appelais à la rescousse, pour me faire les pieds. Mais la seule fois où j’ai été agressé en prison, avec lunettes cassées et une arcade sourcilière fendue, c’était par un surveillant que j’avais empêché de tabasser un détenu lors des révoltes dans les prisons. Tout cela s’est finalement arrêté le jour où j’ai reçu un courrier m’indiquant que ma fonction n’était prévue pour durer que cinq ans. Je connaissais pourtant des médecins de prison qui exerçaient depuis bien plus longtemps. On m’a donc, en quelque sorte, obligé à partir, parce que je gênais.

 

Aujourd’hui, le détenu est-il enfin considéré comme un patient comme les autres ?

Sur le papier, en principe il l’est : il est à la Sécu, il peut disposer d’une mutuelle. Du coup, de plus en plus de gens malades, et surtout des malades mentaux graves, sont mis en prison. Or, il y a là une confusion essentielle. Le code pénal et la loi de 1838 séparaient deux flux bien distincts : d’un côté, les malades mentaux, qui étaient envoyés à l’hôpital psychiatrique, et de l’autre, les délinquants et criminels, qui allaient en prison. En janvier 1982, on comptait 30000 détenus et 120000 lits de psychiatrie. Aujourd’hui, nous sommes à 67000 détenus, et nous sommes descendus à 55000 places en psychiatrie. Nous voyons bien que les deux flux se sont croisés et que la prison est de plus en plus médicalisée.

 

Est-ce que, par extension, la médecine va devenir la garante de l’ordre public ?

Je pense qu’il faudra qu’on ait moins de détenus. Jamais nous n’avons eu si peu de crimes de sang malgré l’augmentation de la population, la société est plus sûre que jamais, la mortalité infantile n’a jamais été aussi basse, l’espérance de vie continue à augmenter. Nous sommes l’une des sociétés au monde qui va le mieux, avec des gens, en revanche, qui sont inquiets et qui idéalisent une sécurité dont les délinquants seraient les premiers menaçants. Pourtant, ce que l’on observe dans les enquêtes sur le « sentiment d’insécurité », c’est que la délinquance ne vient qu’en quatrième position. La délinquance n’est pas du tout ce qui fait le plus peur.

 

Le Conseil d’État vient d’exiger des mesures urgentes pour réhabiliter la prison des Baumettes à Marseille, est-ce que c’est là une priorité selon vous ?

Je considère pour ma part qu’on a tout de même fait des progrès sur ce que j’appelle « l’hôtellerie », malgré des établissements comme les Baumettes. Je pense qu’il faut faire très attention là-dessus, car nous avons tendance à réduire la question des prisons à la question de l’hygiène et de la vétusté. Nous calquons sur les détenus le modèle de la bonne éducation qui est la nôtre. Or, et ce ne sont que des années après que je l’ai compris, l’un des grands malaises à Fleury, qui était une prison toute neuve à l’époque où j’y exerçais, c’était que les personnes qui étaient là-bas, souvent des jeunes, issus de l’immigration pour certains, dormaient, pour la première fois de leur vie seules dans une pièce. Et la solitude peut être extrêmement difficile à vivre. Nous sommes, les gens de l’extérieur, ceux qui pensons qu’il vaut mieux qu’il n’y ait qu’une personne par cellule et que les prisons neuves sont mieux que les anciennes. Mais tous les jours, il y a des détenus qui demandent à retourner dans les vieilles prisons, comme celle de Saint-Paul à Lyon, qui est une prison vraiment crasseuse. Ils nous disent « au moins, là-bas, il y avait les autres, on pouvait se parler ». C’est vraiment une question qui n’est pas si simple.

 

Quel est, alors, le principal problème qui se pose dans les prisons ?

Ce qu’on reproche aujourd’hui à la prison c’est essentiellement de ne pas prévenir la récidive, de ne pas soigner suffisamment et évidemment de ne pas réparer le manque de tout, d’école, de travail, de soutiens sociaux. Mais on voit bien que ce qui prévaut c’est d’incarcérer, et pas seulement pour punir, comme le dit le code de procédure pénale, mais aussi pour réinsérer. Hypocrisie ou du moins ambiguïté et alibi déculpabilisant qui consiste à laisser croire : « mais non ce n’est pas seulement pour protéger la société, ou pour se venger, c’est pour leur bien à eux ». La prison réinsère ou devrait le faire… Il y a deux siècles que l’on sait que, si cela fait mal, en aucun cas cela ne facilite la réinsertion. La prison de la société d’aujourd’hui continue à marginaliser ceux qui en effet sont inconfortables et désagréables, parfois dangereux, mais dont la situation est déterminée par de nombreux éléments dont ils n’ont pas forcément la maîtrise et qu’ils n’ont pas toujours choisis et été capables de dominer. La grande question à venir va donc être de savoir si on va mettre moins de gens en prison, ce qui est évidemment notre positionnement à l’OIP. En l’espace de quelques décennies, la durée moyenne de détention est passée de cinq mois en 1982 à plus de onze mois aujourd’hui. Il faut réfléchir à des dispositifs qui s’appuient sur autre chose que la prison. Et beaucoup travailler sur la réparation.

 

Quelles sont vos marges de manoeuvre à l’OIP ?

Nous sommes un contre-pouvoir, et c’est ce qui est intéressant. Nous avons un rôle d’interpellateur à jouer, un rôle d’observateur pour dire si ce qui est fait va dans le sens des valeurs de droits de l’homme, du respect de la loi. Ma position c’est de dire que la société n’est plus légitime pour punir dès lors que l’on voit que les gens en prison sont ceux qui sont les plus pauvres, ceux qui ont le moins accès à la santé, le moins de chances à l’école… ce sont les mêmes déterminants. Je suis donc en train d’imaginer qu’on intègre la délinquance comme un indicateur des inégalités sociales. Le maintien de la sécurité publique, la sanction pénale juste et parfois sévère sont nécessaires, mais il faut le faire non pas en excluant mais de façon inclusive. Ce que je propose à nos dirigeants, c’est d’essayer un exercice tout simple : au lieu de dire « les toxicomanes, les délinquants… », de dire « nos concitoyens toxicomanes, nos concitoyens délinquants… ». Cela a l’air d’être pareil, mais ça ne l’est pas du tout.

 

Quel rôle peut jouer le médecin ?

Il doit se rappeler que dans la relation médicale, selon le serment d’Hippocrate, que je résume, il faut faire passer l’intérêt individuel d’une personne avant l’intérêt collectif même s’il a devant lui quelqu’un qui est dangereux pour les autres. Le serment d’Hippocrate c’est vraiment le contraire de la santé publique, de l’intérêt collectif. C’est une vraie difficulté pour mes collègues qui travaillent dans les prisons, parce qu’ils sont en même temps pris dans l’idée qu’il faut agir pour l’institution mais qu’il faut aussi protéger le détenu. Le médecin devient en quelque sorte co-auteur de la punition.

 

Pourquoi avoir choisi la médecine ?

Pour moi, devenir médecin, c’était une espèce d’évidence, sans que je sache trop bien pourquoi. Il n’y avait pas de médecin dans ma famille, mais il y avait une tradition d’intérêt aux choses de l’assistance publique. L’un de mes grands-pères était d’ailleurs secrétaire général à l’Assistance publique. Il y avait donc une espèce de continuité. Et depuis que je suis adolescent, c’est toujours vers moi que les gens viennent pour raconter leurs histoires. J’aime écouter, tout le monde m’intéresse. Mon idée c’était d’être médecin de campagne, il n’était pas question pour moi d’aller à l’hôpital sauf pour apprendre. Et puis finalement, à côté de la médecine, qui me fascinait vraiment, j’ai aussi fait des lettres, du piano, de la philo, de la socio… Tout un tas de choses qui m’ont mené à exercer plein de boulots différents, avec toujours, comme fil rouge, cet intérêt pour les luttes autour de la prison qui s’est matérialisé avec le GMP [Groupement multiprofessionnel des prisons], créé en 1973 et dont je suis toujours le pivot. Tous les gens intéressés y sont invités chaque premier mardi du mois sans cérémonie. La responsabilité de l’OIP aujourd’hui s’inscrit dans cette constance.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Concepcion Alvarez