Le célèbre Dr Borée, blogueur à ses heures, s’apprête à baisser le rideau de son cabinet. Trop isolé dans son désert médical, il choisit à 39 ans de partir avant que la situation ne devienne intenable. Il explique son choix dans un billet intitulé Fin de partie, publié sur son blog et relayé par Egora.fr. A la fin du texte, le Dr Borée répond en exclusivité à quatre questions de la rédaction.
“Voici quelques mois que je me demande comment je formulerai ce billet, ce que j’y dirai ou pas…
Dans 3 mois, je vais cesser mon activité et fermer mon cabinet. Je viens de coller une affiche sur la porte pour avertir mes patients.
Voilà.
Une perspective qui mûrissait depuis un an. Une décision depuis 9 mois.
Des raisons personnelles et professionnelles. Des motivations négatives et positives.
Sur le plan privé bien sûr. Je crois avoir suffisamment goûté d’un tel isolement. Les cinémas à 40 minutes, la gare principale à 1h20, les grandes villes à plus de 2 heures de route, le réseau téléphonique mité, la connexion ADSL anémique, ça commence à bien faire.
Et puis mon homme a des projets qu’il ne pourra pas envisager ici. Déjà qu’il se tape 2 heures et demie de voiture tous les jours depuis des mois, je ne vais pas lui demander de se sacrifier pour moi en continuant comme ça, ad vitam. Nous avons donc décidé de nous rapprocher d’une grande ville.
Et puis il y a les raisons professionnelles.
J’aime toujours la médecine générale, ce n’est pas le problème. Et j’aime en particulier mon exercice ici, à la campagne, riche et varié.? Mais je dois bien reconnaître que, malgré la superbe maison médicale dans laquelle je suis, je commence à me fatiguer d’un environnement professionnel assez peu stimulant.
J’ai des relations cordiales avec mes confrères du secteur, mais, à une exception près, pas grand-chose à partager. Je ne les ai jamais vus aller en formation, même pour une seule journée. Aucun groupe de pairs, aucun groupe Balint à moins de 50 km.
Tout comme je me lasse d’un exercice qui finira un jour par tourner en rond faute d’évoluer.
Ainsi, il y a quelques patients pour lesquels, au bout de 8 ans, je ne sais plus vraiment quoi dire ou faire pour avancer. Sentiment de coller toujours les mêmes rustines sur une chambre à air qui fuit de partout. Oh, je n’aurais pas demandé à en être débarrassé ?! Mais si quelqu’un avait pu poser un regard neuf pendant quelque temps, ça aurait été bien. Quitte à ce que je reprenne la main ensuite.
Si encore j’avais des stagiaires régulièrement… En cinq ans de maîtrise de stage, j’ai eu un unique interne. Trop éloigné de la Fac, les étudiants hésitent à faire autant de route, ce que je peux comprendre. Quant aux enseignants du Département de Médecine générale, ils fonctionnent entre eux, se répartissant volontiers cette main d’œuvre et rechignant visiblement à la partager.
Je dois bien reconnaître également (source de honte ou bien de fierté ??) que ma manière de travailler me pose un vrai problème financier. Une patientèle très âgée, polypathologique (30% de mes patients sont en ALD) et “bien éduquée” à ne pas venir pour les petits bobos, ce sont des actes de plus en plus longs et peu rentables. Un seul motif médical par consultation ?? C’est l’exception.
J’ai déjà parlé de mes revenus, je sais que je ne suis de loin pas le plus à plaindre. Mais voir mon bénéfice stagner depuis 4 ans ou hésiter à prendre des congés parce que c’est à chaque fois un gros trou dans la caisse, j’en ai un peu assez. Un nanti ?? En 8 ans, nous sommes vraiment “partis” en vacances… 2 fois. Le reste c’était une semaine en famille de temps en temps, rarement. Quelques week-ends prolongés. Me dire que je dois vraiment faire gaffe à anticiper le changement de ma voiture qui a dépassé les 250 000 km, tout en faisant des semaines de 55 heures, c’est qu’il y a un truc qui cloche.
Et surtout, surtout, je préfère, un peu égoïstement, fuir avant la catastrophe.
Je suis très pessimiste pour les 15 prochaines années dans des secteurs aussi isolés que le mien. Le canton n’est pas encore désertifié, mais je sais que ça arrive. La majorité des médecins des environs a passé la soixantaine. Ils partiront bientôt à la retraite et je sais qu’ils n’auront pas de successeurs.
Hors de question de commencer à faire de la médecine industrielle et de l’abattage. Hors de question aussi de me sacrifier en passant à des semaines de 80 heures et en renonçant à toute vie personnelle.? Ma seule alternative avant que le désert ne gagne : la fuite.
Des raisons positives également.
Avoir noué des contacts via le blog et Twitter a été une vraie bouffée d’oxygène dans ma pratique de tous les jours. L’occasion aussi de rencontrer d’autres médecins avec qui je me sens vraiment en phase, des médecins avec qui, si nous devions travailler ensemble, je pourrais me dire en partant le matin “Super, on va passer une bonne journée avec les copains !”
Je sais que je me réinstallerai dans un cabinet de campagne. Dans une “campagne” qui sera à 20 ou 30 kilomètres d’une grande ville, pas plus. Et, comme l’a dit ma copine Fluorette, je sais à présent qu’on peut peut-être s’installer n’importe où, mais pas avec n’importe qui. En tout cas, je n’ai plus envie de travailler dans d’autres conditions.
Dans mon futur “cabinet idéal”…
- Nous serons des médecins partageant une vision similaire de notre métier, dotés des mêmes exigences humaines et scientifiques. Autant que possible, nous serons interchangeables pour nos patients.
- Interchangeables pour pouvoir être, par exemple, à 4 ou 5 sur un équivalent de 3 “temps pleins”. Ce qui permettra d’organiser notre temps de manière souple : loisirs, vacances, formations, enseignement, missions à l’étranger ou 2 semaines de remplacement dans une autre région histoire de changer un peu. En tout cas pas l’obligation absolue de garder la tête dans le guidon, année après année.
- Interchangeables, mais, autant que possible, forts de différents domaines d’excellence afin de pouvoir, collectivement, offrir la meilleure prise en charge globale à nos patients.
- Et dans l’idéal de l’idéal, des associés avec qui nous serons suffisamment en confiance pour mettre en place un partage des honoraires en fonction du temps de travail passé. Pas de rancoeurs : ceux que les patients “lourds” effraient pourront se concentrer sur les actes techniques ou les consultations plus rapides. Moi, je leur laisserai la médecine du sport qui m’emmerde et je continuerai à faire ce qui leur fait peur et que je maîtrise bien : la synthèse pour les patients diabétiques-cardiaques-insuffisants rénaux-dépressifs. Je râlerai beaucoup moins de mes actes à rallonge et, dans le même esprit, je mettrai les forfaits annuels dans le pot commun puisque ce sera bien une prise en charge de groupe.
Dans l’immédiat, j’ai besoin de changer d’air.
J’avais une chouette aventure de prévue, mais la vie réserve parfois des surprises et s’amuse à venir jeter des obstacles sur une route bien tracée. Du coup, je ne sais pas vraiment ce que je vais faire dans les prochains mois. Mais je ne suis pas inquiet. Si une porte s’est fermée, il y en a bien d’autres à ouvrir.
Quant à ce blog, que va-t-il devenir ?? Je ne sais pas. Beaucoup dépendra de mes futures activités. Si elles sont compatibles avec la préservation de mon anonymat, je continuerai à écrire et, sinon, je me mettrai en sommeil, mais pas sans vous avoir dit au revoir.
Au fait ?! Si, malgré ce que je viens de dire, un médecin avait envie de reprendre un cabinet situé dans une superbe Maison médicale, au cœur d’une non moins magnifique région du Sud-ouest, avec une patientèle globalement adorable et des dossiers tenus par un adepte de Prescrire aux tendances obsessionnelles, qu’il ou elle me fasse signe ! Ce serait une bonne surprise.”
Dr Borée : “que ceux qui me critiquent viennent”
Egora.fr : Quels sont les déclics qui vous ont poussé à partir ?
Dr Borée. Cela fait un an que cela me trotte dans la tête. Le premier déclic a été une rencontre avec d’autres copains twittos et bloggueurs il y a neuf mois. Le second est venu lorsque l’ARS nous a obligé à fusionner deux secteurs de garde. On se retrouve aujourd’hui avec un secteur de 300 kilomètres carrés. Avec ma maison qui est située à l’une des extrémités, je suis à 45 kilomètres de l’autre bout. Les délais d’intervention possibles en pleine nuit sont de l’ordre d’une heure. Derrière ce problème, j’ai vraiment pris conscience de la désertification. Le secteur qu’ils ont rajouté est un canton où il y a cinq médecins dont quatre ont la soixantaine. De plus, ils travaillent à l’ancienne et ne se sont jamais regroupés. Je sais qu’ils n’auront jamais de successeur. Je suis convaincu que d’ici quelques années, cela va devenir quasiment intenable. Je ne suis pas en burn out. J’ai une activité que j’arrive à maitriser en termes de volume pour continuer à faire un exercice de qualité, mais je suis persuadé que dans cinq ans, cela ne sera plus possible.
Il y a aussi les considérations privées. En termes de vie de tous les jours c’est quand même pénible. Et puis je ne vais pas demander à mon ami de renoncer ad vitam eternam à ses projets professionnels ou de continuer à faire des kilomètres et des kilomètres.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous installer dans cette zone ?
Rien ne m’a poussé. C’était un hasard. Mon projet était de travailler en zone rurale dans le sud-ouest, j’y suis quand même resté huit ans, ce n’est pas comme si j’avais décidé de partir au bout de six mois. Du point de vue professionnel, il y a beaucoup d’aspect de mon travail que j’aime. Au bout de huit ans, j’ai l’impression d’en avoir trouvé les limites. Le fait de ne pas avoir d’interne parce que je suis à heure de la faculté a été une vraie frustration par exemple.
Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de fuir ?
C’est moi qui utilise le mot “fuite” donc je ne vais pas le nier. Que ceux qui me critiquent viennent. J’ai fais huit ans. La vie change. Chacun fait son chemin. La vie privée évolue. Je ne vois pas pourquoi est-ce qu’on serait la seule profession à ne pas avoir le droit de bouger sur le plan professionnel. Oui, c’est une fuite et je dis même un peu égoïstement que je préfère fuir avant la catastrophe, mais ceux qui veulent porter la croix à ma place sont les bienvenus.
Qu’avez-vous prévu de faire dans trois mois ?
Je n’en sais rien. Je devais être affecté sur une mission en Outre-mer que j’ai du annuler en raison de soucis familiaux. Là, je suis en plein brouillard.
Je pense qu’à très court terme, je ferai probablement des remplacements dans la région où vivent mes parents. En ce moment, je suis aussi en train de prospecter pour des dispensaires de jungle en Guyane, histoire de faire quelque chose d’autre pendant quelques mois. Je ne suis pas dans l’angoisse non plus. Je sais que je trouverai du boulot sans difficultés.
A terme, je rouvrirai un cabinet en médecine rurale. On trouve de la ruralité à cinq minutes de Périgueux et 20 minutes de Bordeaux. Ce ne sera pas la ruralité complètement isolée d’ici. Je ne serai pas tout seul, mais pas avec n’importe qui non plus. Avec mon ami, nous ne sommes attachés à aucune région en particulier. J’irai donc là où j’aurai une chouette opportunité professionnelle. Tout reste à écrire…
Source :
www.egora.fr
Auteur : Sandy Berrebi