Ce n’est pas un hasard si la découverte de viande de cheval dans certains plats cuisinés au bœuf a provoqué un tel scandale au Royaume-Uni. Certes, et pour tout amateur de lasagnes féru d’équitation, il n’y rien d’agréable à se faire tromper sur la marchandise. Mais outre-manche, l’hippophagie (le fait de manger du cheval) est un véritable tabou, alors qu’elle a subsisté dans des pays comme la France, la Belgique, l’Italie ou la Suisse. Eléments d’explications.

 


A la fin du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne est le premier pays du monde à s’industrialiser, suivi par la France au début du XIXe siècle, puis par l’Allemagne et les États-Unis, à partir du milieu du XIXe.

 

Ami ou rôti

“La Grande-Bretagne a entamé très tôt sa révolution industrielle et agricole. Le cheval y a été précocement associé aux loisirs- aux courses notamment -, alors qu’il était encore perçu et utilisé comme un animal de labeur sur le continent”, explique, dans une interview accordée au Monde.fr, le Maître de conférences en histoire médiévale et membre de l’IEHCA (Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation), Alban Gautier. Dès lors que le cheval passe de la sphère du travail agricole au monde domestique, plus question pour les anglais d’y goûter. Aujourd’hui, “l’équidé n’est tout simplement pas considéré comme de la nourriturepour les Britanniques. D’ailleurs, les bouchers outre-manche ne vendent presque plus de lapin, autre animal domestique, depuis les années 1960″, explique le chercheur Alban Gautier.

Le XXe siècle marque la fin de l’utilisation militaire et agricole du cheval dans les pays développés, et aboutit à une diminution du nombre de ces animaux ainsi qu’une modification de leur perception, le cheval devenant un animal de loisir et de sport, et non plus de combat et de transport. Mais alors que le cheval a totalement basculé dans les sphères domestiques en Angleterre, il reste en Europe dans “une position d’animal intermédiaire”, comme l’expliquait l’ethnologue Jean-Pierre Digard lors des soixante ans de la fédération nationale du cheval. En 2008, la fondation Brigitte Bardot dénonçait la consommation de viande chevaline en posant la question : “le cheval, vous l’aimez comment, en ami ou en rôti ?”

 

Chevalerie

Longtemps pourtant, l’hippophagie fut dénigrée par les européens. Le développement de la chevalerie au Moyen Age y a beaucoup contribué. Une relation émotionnelle s’était nouée avec l’animal, qu’on a paré d’une certaine noblesse. La consommation de cheval a subsisté, mais seulement en période de disette ou de graves difficultés, de manière ponctuelle et très marginale. Les Français reprennent par exemple goût à la viande de cheval pendant la Révolution, lorsque ses agents doivent trouver, avec la chute de l’aristocratie, de nouveaux moyens de subsistance.

Lors des désastreuses campagnes napoléoniennes, le chirurgien en chef de la Grande Armée, Dominique-Jean Larrey, conseilla aux troupes affamées de manger leurs propres chevaux pour survivre. Eric Vigoureux, le dirigeant de la Fédération des bouchers hippophagiques de France, provoquait d’ailleurs récemment les britanniques dans la presse : “si nous, les Français, mangeons du cheval, c’est en partie grâce aux Britanniques. Si les Anglais n’avaient pas encerclé les soldats de Napoléon, ils n’auraient pas été contraints d’abattre leurs chevaux et on n’y aurait peut-être jamais pris goût.”

En Scandinavie, des lois ont même été instaurées au XIIe siècle pour proscrire l’hippophagie. Des règlements, adoptés au XVIIe et XVIIIe siècle sous l’Ancien Régime, interdisaient (déjà !) aux bouchers de vendre de la viande de cheval comme si c’était des parties de bœuf. Au VIIIe siècle, plusieurs papes ont émis des opinions personnelles contre cette pratique. Grégoire III, par exemple, la jugeait “répugnante”.

Jusqu’au XIXème siècle, l’hippophagie avait, de fait, quasiment disparue en Europe. La consommation de la viande de cheval ne retrouva finalement ses lettres de noblesses qu’au sein de la population ouvrière du XIXème et XXème siècle, à une époque où manger régulièrement de la viande rouge était socialement valorisé. Le cheval passait alors pour une viande saine, pauvre en matières grasses mais riche en fer et en protéines, qui présentait surtout l’avantage d’être moins coûteuse que le bœuf.

 

Apogée

Encore aujourd’hui, les nutritionnistes la défendent. Pour le médecin nutritionniste Béatrice de Reynal, mieux vaut consommer une bonne tranche de cheval qu’un filet de bœuf. “La viande de cheval est moins grasse que la viande de bœuf. La viande de cheval contient aussi plus de collagène, elle est donc un peu plus sucrée, tout en étant moins calorique. À l’époque, on donnait de la viande de cheval aux malades pour qu’ils prennent des forces, parce que c’est une source de protéines moins lourde à digérer. Du reste, elle contient autant de fer, de zinc, de sélénium, de vitamines PP et B12, que les autres viandes.”

Paradoxalement, les défenseurs des droits des animaux ont également beaucoup œuvré pour la réintroduction de l’hippophagie. Pour ces militants, qui luttaient contre la maltraitance des vieux animaux, il valait mieux qu’un cheval finisse en boucherie plutôt qu’exploité et battu.

En France, l’hippophagie connaît son apogée vers 1911, et les premières importations de chevaux de boucherie commencent en 1913. Après les années 1950, cette pratique alimentaire diminue régulièrement. Aujourd’hui, il reste à peine une dizaine de bouchers spécialisés à Paris. La consommation de viande de cheval en France est passée de 1,68 kilo par habitant en 1970 à 340 grammes en 2009, soit moins de 0,4 % de la viande consommée. Peu vendeuse, la viande taboue disparaît progressivement de nos assiettes. Officiellement, du moins.


 

Source :
www.egora.fr
Auteur : M. D.