Chers lecteurs, la rédaction d’Egora.fr était en vacances fin décembre. A cette occasion, nous en avons profité pour publier quelques uns de vos souvenirs professionnels les plus marquants…

 

"Au revoir madame !"

"Au revoir docteur !"


Je laissai partir ma patiente, désormais rassurée : les excès des fêtes de Noël n’ayant pas modifié "son cholestérol", elle pouvait se préparer gaillardement à affronter les ripailles de la saint Sylvestre. Des effluves de dinde aux marrons semblaient accompagner sa démarche ménagère vers quelque gourmand foyer.

"La personne suivante s’il vous plaît… ", m’entendis-je dire machinalement en pénétrant dans la salle d’attente.

A défaut d’odeur de petit plat, il y régnait un fumet bien peu engageant. Deux femmes hésitèrent, un homme se leva et me suivit, entraînant dans son sillage les molécules de la pestilence. Je le fis asseoir. Cette douceâtre puanteur, ce mélange de sécrétions humaines fermentées  et de mauvais vin, ne m’étaient pas inconnus. Elles m’avaient été familières à l’époque où j’assurais les gardes au service des urgences. Mais dans l’atmosphère moquettée de ce coquet cabinet, je trouvai ces remugles pour le moins incongrus. Je ne pus retenir une ironique entrée en la matière :

"Quel bon vent vous amène ?"

"Et bien voilà docteur… Je voudrais d’abord vous dire une chose importante : contrairement aux apparences, je ne suis pas un clochard…"

Tout en l’écoutant, je jetai un regard discret sur ses vêtements. Ses hardes dépareillées et élimées semblaient  contredire son propos.

"C’est pour moi une grande honte que de me présenter à vous dans cet état. Je ne peux plus me coiffer ni me raser… C’est à cause de mon traitement qui rend les poils hypersensibles. Je sors d’un an d’hôpital docteur."

Sa barbe en friche et ses cheveux en jachère confirmèrent cette fois ses dires au sujet de son système pileux mais je me demandai à quel mystérieux traitement il pouvait bien faire allusion. Cependant je le laissai continuer.

"Je suis barman de métier. J’ai beaucoup travaillé, mais la vie n’a pas été tendre avec moi… "

Il entreprit alors le récit de son existence : une longue diatribe colorée mais dans un français impeccable, ponctuée de théâtrales lamentations à l’encontre de son éthylique destinée. La boisson avait ruiné sa carrière, sa santé et sa famille. Sa femme l’avait quitté avec ses enfants, ses amis avaient pris la poudre d’escampette et il avait peu à peu connu une lente mais inexorable chute vers la déchéance morale et sociale.

"Ô alcool, quand tu nous tiens !.. On en arrive à boire pour oublier qu’on boit… "

En quoi  pouvais-je  alléger son fardeau ? Où voulait-il en venir ? Le récit de ses  malheurs avait fait vibrer ma corde sensible comme une harpe compatissante, mais quelque chose me gênait chez ce pittoresque personnage.

Je ressentais l’étrange impression d’avoir déjà vécu une scène identique quelque part dans mon passé ! Les mêmes mots pathétiques, les mêmes phrases enflammées, les mêmes accents vibrants à en faire pleurer un légionnaire…  A moins que ce ne fût encore un tour de ma débordante imagination ! Mais cette odeur !…

Le sens de l’odorat, lui ne passe pas par l’imaginaire. Il  s’infiltre au plus profond de notre cerveau pour y débusquer  madeleines… ou miasmes d’antan. Soudain, je n’eus plus de doute : je reconnaissais cet homme qui m’avait servi exactement les mêmes boniments quelques années auparavant au cours d’un remplacement dans une autre ville, et m’avait "emprunté" quelque argent dont mon portefeuille portait encore le deuil… Mais  les errants finissent toujours par se rencontrer : le médecin nomade et le vagabond "escroc" étaient de nouveau face à face.

Cependant, je ne pipais  mot de ma découverte et le laissais finir son discours en souriant intérieurement. Comme je l’avais deviné, l’homme me demanda bientôt de lui prêter une petite somme d’argent, jurant ses grands dieux qu’il en était couvert de honte.

"C’est la première fois de ma vie que j’en suis réduit à pareille extrémité, docteur, mais j’attends un mandat et je vous rembourserai dans trois jours… "

Il connaissait bien son rôle et n’avait pas changé un mot du texte ! Ce monsieur maîtrisait l’art de jouer à « l’attrape-toubib » et en avait visiblement fait profession. Il avait préféré, et on le comprend aisément, faire la manche dans les cabinets que dans la rue. Ce sympathique clochard s’était en quelque sorte spécialisé dans le médical…

"Je crois qu’on se connaît…" lançai-je d’un air énigmatique.

Et devant son regard ahuri, je sortis l’argent qu’il avait appelé de ses voeux, en précisant toutefois :

"Il se trouve que c’est exactement la somme que vous me devez, je vous en fais cadeau, vous me remboursez tout de suite… et nous sommes quittes !"

Le bonhomme sourit, beau joueur, et s’en alla empester d’autres salles d’attente…

 

Source :
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Auteur : Docteur Marc Rousseau, médecine générale et Homéopathie