Chers lecteurs, la rédaction d’Egora.fr était en vacances fin décembre. A cette occasion, nous en avons profité pour publier quelques uns de vos souvenirs professionnels les plus marquants…

 

"Vingt heures. L’heure de la soupe pour la plupart des gens ! Pour l’interne de service , c’est le début de la garde de nuit. Pâles copies du soleil, les néons inondaient de leur lumière sauvage le  service des urgences. Les néons fonctionnaient d’ailleurs en permanence, car l’architecte  inspiré qui avait conçu ces locaux, avait tout simplement oublié d’y prévoir des fenêtres…

 

Je m’engouffrai dans ce monde clos et saluai joyeusement infirmières, aides soignantes et étudiants de garde. Le sympathique esprit d’équipe qui liait cette petite communauté facilitait grandement la tâche de chacun de ses membres : ce n’est pas parce que l’on côtoie la maladie et l’accident que l’on doit afficher des airs de croque-mort guindé … Au service des urgences, on alliait professionnalisme et bonne humeur, ce qui n’était pas pour déplaire aux patients ou à leurs familles !

Le temps d’enfiler l’inévitable blouse blanche en sifflotant un vieil air brésilien et j’étais prêt à relever mon prédécesseur qui me présenta rapidement les  malades. Ceux-ci avaient tous été examinés, cadrés, "bilantés", traités et attendaient simplement leur transfert dans un autre service. Rien de bien sorcier en perspective. 

"Ah, j’allais oublier"  ajouta l’ interne de jour  "il y a aussi monsieur R… qui vient de revenir à l’instant ; il se plaint d’une douleur à la poitrine. Je l’ai déjà examiné il y a deux heures avec l’interne de cardiologie et nous n’avons rien trouvé : l’électrocardiogramme est normal ainsi que la radio du thorax. Nous l’avons donc laissé rentrer chez lui mais voila qu’il repointe le bout de son nez. A toi de voir mais je pense qu’il s’agit plutôt d’un « psy »… Allez, bonne garde et à la prochaine…"

Je me dirigeai sur le champ vers le box de mon présumé « psy » pour en avoir le coeur net. Les jeunes médecins adorent ce genre de défi : débusquer la maladie là où les autres ont échoué. En général, c’est peine perdue et peu à peu, on rentre dans le rang en oubliant ses rêves de Colomb du stéthoscope : la médecine est un art difficile où il faut savoir rester humble.

 "Bonsoir monsieur R… "

Je me présentai aussitôt et lui demandai de raconter à nouveau son histoire. Souvent, les hospitalisés vivent mal le fait d’avoir à répéter leurs malheurs, mais cet homme qui était persuadé qu’on n’avait pas pris son cas au sérieux auparavant, était visiblement soulagé de voir un nouveau médecin.

"C’est une douleur terrible dans le dos, ça m’a pris cet après midi sans prévenir… Qu’est-ce que ça peut bien être, docteur ? Je n’ai jamais été malade moi… Je ne bois pas, je ne fume pas…Qu’est-ce qui m’arrive ?"

Effectivement, je questionnai plus précisément ce jeune quadragénaire sans trouver la moindre piste. Mes collègues étaient peut-être dans le vrai après tout ? Je posai mon stéthoscope sur la poitrine presque glabre. Le coeur pulsait vaillamment : un coup sourd, un coup sec, un coup sourd, un coup sec….

Grosse caisse, caisse claire, grosse caisse, caisse claire…

La samba de la vie vibrait dans ce thorax. Je me plaisais à imaginer un défilé de globules bigarrés qui s’engouffraient dans le boulevard de l’aorte, se séparaient au carrefour des artères pour aller se perdre dans les favellas des capillaires avant de se regrouper à nouveau miraculeusement dans de veineuses ruelles, le souffle court, puis reprendre le circuit en sens inverse, en direction du quartier des poumons où un grand bol d’air allait récompenser tout ce petit monde, brève halte avant le tour suivant…

Toum ta toum ta toum ta…

Bravo les percussionnistes !

Il me sembla alors entendre une flûte de pan, noyée dans le tempo, comme le souffle d’un lointain berger. Mon attention s’était sans doute laissée distraire un court instant par le rythme lancinant. Je me concentrais afin de retrouver une plus docte audition : les flonflons du carnaval disparurent comme par enchantement. Seul demeura le léger souffle du berger, qui en langage médical se transforma aussitôt en « souffle diastolique au foyer aortique » gagnant en force diagnostique ce qu’il avait perdu en puissance poétique. J’étais sur une piste ! Je fis glisser méthodiquement mon stéthoscope autour de la poitrine de mon patient sans y  déceler d’autre signe.

L’homme, anxieux, respirait à peine en attendant mon verdict.

Sans mot dire, je pris ses poignets entre mes doigts et palpai patiemment ses pouls radiaux. Du coté droit, on sentait battre une artère bondissante, comme se doit d’être un artère qui fait bien son métier. A gauche par contre, il me sembla avoir affaire à un vaisseau quelque peu paresseux avec des battements mollassons, quoique bien synchrones avec l’orchestre de samba !

La mesure de la tension artérielle me donna un curieux 16/4.

Dans mon cerveau, les danseuses brésiliennes avaient laissé place à une réflexion toute cartésienne. Par acquis de conscience, je pratiquai un nouvel électrocardiogramme, dont le tracé s’avéra aussi innocent qu’une partition de bossa nova…

Mr R… restait en apparence placide, mais je sentais à chaque instant ses lèvres prêtes à demander :

"alors, docteur, qu’est-ce-que vous en pensez ?"

Mais il attendait stoïquement que je parle le premier. C’est peut-être pour ça que les malades sont souvent appelés les patients…

Lorsque j’eus une idée assez précise du mal qui le tenaillait, je lui déclarai simplement : "Il y a quelque chose d’anormal à l’auscultation de votre coeur, un souffle, il faut faire une échographie pour en avoir le coeur net."

Cela le rassura plutôt :

"Je le savais bien, les autres n’ont pas voulu me croire, je ne suis pas un douillet  moi ! Mais faites le nécessaire, il faut trouver ce que j’ai…"

Je me dirigeai vers le téléphone de la salle de garde et appelai l’interne de cardiologie. L’accueil qu’il me réserva ne fut pas des plus enjoués :

"j’ai déjà examiné le malade dont tu me parles, il n’a rien , même pas un facteur de risque, c’est un anxieux."

J’argumentai diplomatiquement :

"Lorsque tu l’as vu cet après-midi, il n’avait sans doute rien, mais maintenant le tableau a évolué : en plus de la douleur thoracique, je retrouve un souffle d’insuffisance aortique, des pouls asymétriques et la tension artérielle montre un élargissement de la différentielle. Je n’ai jamais vu de cas de dissection aortique, mais là, c’est presque comme dans les livres… alors si tu pouvais lui faire une échographie pour en avoir le coeur net ?…"

Sa réponse me parut insuffisante, mais le ton suffisant :

"Je vais t’expliquer, la dissection aortique, c’est le serpent de mer de la cardiologie, à force de la chercher là où elle n’est pas, on finit par en voir partout… Tu vois ce que je veux dire ? Bon je te laisse, j’ai du travail."

Et il raccrocha sans autre amabilité.

"Il me prend pour un bleu." pensais-je, une capoera vengeresse sous le crâne.

Je n’avais effectivement pas beaucoup d’expérience, mais j’avais l’intime intuition qu’il se trompait.

Errare humanum est. Perseverare diabolicum.

 Le pêché d’orgueil est sans doute le pire de tous car il empêche de voir la lumière des évidences. Cet imbécile allait donc envoyer Mr R… à une mort certaine et par la même occasion me priver d’un magnifique diagnostic ? Je décidai de contourner l’obstacle en appelant carrément le responsable du service de cardiologie à son domicile. Comme on dit à Bahia, il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses Saints.

Téméraire entreprise à l’heure du repas vespéral ! Je fus reçu par une volée de bois vert pour avoir osé court-circuiter la procédure officielle :

"Vous n’avez qu’à vous débrouiller avec mon interne, il est là pour çà !"

"C’est ce que j’ai fait, mais il ne croit pas à mon diagnostic…"

"Pour qui vous prenez-vous ? Il est plus compétent que vous pour juger de ce qui se passe dans un coeur."

Cette fois, j’explosai :

"Écoutez, on n’est pas là pour faire des concours de compétences. Tout le monde peut se tromper. Tout ce que je sais, c’est que j’ai entre les mains un patient qui est en train de mourir d’une dissection aortique alors qu’il devrait déjà être opéré. Je vous demande de lui faire une échographie pour en avoir la certitude avant de l’envoyer au bloc opératoire. Maintenant, si vous ne venez pas, je demanderai au radiologue de lui faire un scanner, ça prendra juste un peu plus de temps ; et si le scanner confirme mon diagnostic, vous aurez l’air parfaitement idiots, vous et votre apprenti cardiologue."

Cette fois j’avais tapé dans le mille, il abdiqua :

"Une dissection aortique, dites vous ? Bon j’arrive tout de suite".

Quelques minutes plus tard, la sonde à ultra sons balayait la poitrine malade. Il ne fallut qu’un bref instant à l’oeil expert du spécialiste pour reconnaître l’image en "double chenal", terme barbare qui caractérise la déchirure de la paroi de l’aorte. Je crus bien que l’interne de cardiologie allait se transformer en statue de sel lorsque son supérieur lança à mon adresse :

"Vous aviez raison, jeune homme, je préviens le chirurgien tout de suite."

La samba reprit dans ma tête ; mille joueurs de tambour frappaient les peaux tandis que des nuées de danseuses tournoyaient dans mes neurones : rare sensation d’avoir sauvé une vie à la fois de la maladie et des vanités humaines. 

Plus une seconde à perdre. Mr R… sur son brancard était déjà en route pour le bloc. Son regard apaisé qui me remerciait en silence valait tous les grands discours et exprimait sa confiance en l’issue de l’intervention.

La vie est une maladie toujours mortelle pour les humains que nous sommes, le médecin n’y peut rien ; mais il a pour rôle d’éviter les faux départs… et de repêcher les serpents de mer !"

 

Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : Docteur Marc Rousseau, médecine générale et Homéopathie