Chers lecteurs, la rédaction d’Egora.fr était en vacances fin décembre. A cette occasion, nous en avons profité pour publier quelques uns de vos souvenirs professionnels les plus marquants…
"Il faisait nuit sur le village. Une nuit calme et silencieuse, comme il en faut pour bien dormir. Cependant, le sommeil se refusait à moi malgré l’heure très tardive, repoussé sans cesse par une indélicate migraine. Un léger abus de boissons fermentées n’était sans doute pas étranger à cette désagréable sensation. Je me sentais pourtant heureux et me remémorais la journée passée : la fête avait été déclarée sur le village par les autorités communales, comme d’autres décrètent le couvre feu ou l’état d’urgence. Et la fête avait secoué le tapis poussiéreux du quotidien. Les femmes s’étaient faites princesses et les hommes chevaliers. L’alcool avait délié les langues et les corsages. Les plus timides avaient battu du pied tandis que les ténors de la danse virevoltaient dans la nuit colorée. Et puis la piste s’était embrasée, les enfants et les ancêtres, les belles et les bossus, les notables et les obscurs, le médecin et le curé, chacun avait offert son corps et son âme aux rythmes fébriles d’un orchestre aviné…
Plus tard, les derniers soubresauts de la fête s’étaient évanouis dans les collines. Les derniers noctambules avaient regagné tant bien que mal leurs maisons… ou celle d’une autre.
A l’heure où la nuit passe le relais à l’aurore, j’allais enfin trouver le sommeil lorsque la porte fut assaillie par une volée de coups de poing. Je me levai à regret et me retrouvai nez à nez avec un grand gaillard plus très jeune, à la mine affolée. Je reconnus le messager du village, l’Hermès des temps modernes : le facteur.
"Docteur venez vite, ma mère est en train de mourir."
Le message était clair. Mon cerveau embrumé l’était moins et je tentais d’y mettre de l’ordre tout en suivant l’homme jusqu’à sa demeure. Il me mena jusqu’à la chambre de la présumée défunte. Celle-ci agonisait sur un lit dont les boiseries magnifiques offraient un contraste saisissant avec le délabrement manifeste du sommier à ressorts, lequel avait visiblement le même âge canonique que sa propriétaire. La « matriarche » râlait, inconsciente, le souffle rare et le front humide, secouée parfois par d’incohérents mouvements. Son pouls fantomatique et sa tension artérielle inexistante ne laissaient aucun doute quant à la gravité du cas.
Dans ces moments-là, on se dit qu’il faut appeler le docteur, mais quand on est soi-même le docteur, on a personne à appeler, à part peut-être le curé ou les pompes funèbres, mais alors à quoi sert donc le docteur ?…
"Bon, elle meurt", pensais-je "Là dessus on est tous d’accord ! Mais elle meurt de quoi ? Est-ce une mort curable ou définitive ?"
"Que prend-elle comme médicaments ?"
Le fils ouvrit une superbe armoire en bois massif, garnie de bric et de broc et en sortit un sac en plastique dans lequel je reconnus immédiatement une boite de Diamicron.
" A t’elle mangé ce soir ?"
"Non Docteur, elle n’a rien mangé de la journée, mais elle a pris ses remèdes."
Eurêka ! Probablement un coma hypoglycémique. Avec un peu de chance, cette mort ne serait pas forcément incurable. Cerbère n’avait qu’à bien se tenir.
Je préparai en toute hâte une seringue de sérum glucosé concentré et cherchai une veine praticable. Hélas, ses veines étaient si usées, sinueuses et fragiles que je déchantai aussi rapidement que je m’étais emballé…
Mais soudain, un vieux vaisseau noueux, qui avait vu passer deux guerres mondiales, quelques grossesses et des tonnes de globules rouges, se laissa transpercer doucement par mon aiguille et le sucre salvateur se répandit dans son réseau sanguin. Le corps était immobile. Je demandai au facteur de préparer un verre d’eau très sucrée. Je compris à son regard incrédule que sa confiance en moi était plus que limitée et qu’il ne saisissait pas l’intérêt d’une requête aussi futile. Il disparut cependant dans la cuisine, déjà endeuillé.
Lorsqu’il revint quelques instants plus tard, je crus bien qu’il allait tomber apoplectique (parfois un mort peut en cacher un autre). Son visage rouge et bouffi trahissait une surnaturelle stupeur. Il laissa échapper quelques borborygmes incompréhensibles. Sa mère, tranquille trônait fièrement sur son lit et regardait autour d’elle avec étonnement :
"Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Qu’est ce que vous faites dans ma chambre ?"
Le facteur leva les bras vers le ciel, secoua sa tête dans tous les sens et lâcha finalement :
"Ma mère, elle était morte et elle est ressuscitée !"
Il la toucha, l’embrassa, puis, se sentant une âme thérapeute, la força à ingurgiter le breuvage qu’il avait préparé sur ma demande. Pour l’heure, la vieille dame était sauvée ; la vie de la maisonnée pouvait reprendre son cours tranquille.
A compter de ce jour, les gens du pays me regardèrent d’un autre oeil. L’affaire avait fait le tour du canton. Pensez donc, avec un facteur les nouvelles vont vite ! Désormais, je n’étais plus un simple médecin remplaçant, j’étais presque devenu un faiseur de miracle…"
Source :
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Auteur : Docteur Marc Rousseau, médecine générale et homéopathie