Grand Corps malade, le slameur super star, est bien connu. Mais c’est en tant qu’écrivain qu’il fait à présent parler de lui. Il signe Patients, le récit de son année en centre de rééducation après l’accident de sport qui l’a rendu tétraplégique. Avec son livre écrit quinze ans après l’accident, celui qui se déplace désormais à l’aide d’une béquille raconte avec beaucoup d’humour ce qui, dans l’épreuve, fut une forme de renaissance.
Egora.fr : Pourquoi cette volonté d’écrire ce livre et pourquoi maintenant, quinze ans après votre accident ?
Grand Corps malade : Cela fait très longtemps que je voulais écrire ce livre, mais j’ai attendu parce que je me suis imaginé que ça allait être une montagne de travail, contrairement aux textes que j’écris pour le slam, qui, même si ce sont des textes très construits, très préparés, peuvent s’écrire très rapidement quand on est inspiré. J’ai donc voulu trouver une année un peu moins chargée pour m’y mettre. Finalement, je l’ai écrit en trois mois, pendant une année bien occupée, parallèlement à ma tournée. Il m’a aussi fallu du temps pour aborder ce livre de manière sereine. Cela n’a pas du tout été douloureux pour moi de l’écrire, ce n’est pas une thérapie, mais je voulais trouver le moyen de raconter le mieux possible cet univers du handicap et de la rééducation. Et, enfin, j’ai attendu aussi longtemps, car je ne souhaitais pas commencer ma relation avec le grand public en parlant de mon accident. J’ai eu envie que les gens me connaissent en tant qu’artiste, avec mes textes et non pas qu’au travers cette histoire. Donc, après trois albums et pas loin de quatre cents concerts, j’ai maintenant un public qui connaît plusieurs facettes de ce que je peux faire, et je peux aujourd’hui me permettre de parler de cet événement.
Pour qui avez-vous écrit ce livre?
Je ne l’ai pas écrit en particulier pour mon public, même si je suis content qu’il puisse lire cette histoire, mon histoire. Je l’ai davantage écrit pour le grand public, pour que les gens connaissent le quotidien d’un centre de rééducation qui accueille des handicapés très lourds. Pour la plupart des gens, une personne handicapée est une personne qui ne sait pas marcher. Mais on découvre dans mon livre que, finalement, quand on est handicapé, marcher, c’est le cadet de nos soucis. Notre préoccupation, c’est le quotidien. Notre priorité est de pouvoir retourner aux toilettes tout seul, et ensuite de pouvoir se laver et s’habiller tout seul, de manger tout seul, de pouvoir faire nos transferts tout seul, et seulement après on a l’objectif suprême de marcher. Je pense pouvoir affirmer que je parle au nom de tous ceux que j’ai croisés dans le centre de rééducation en disant cela. Au début, on n’est pas du tout à l’aise avec le fait d’être assisté pour ces gestes quotidiens. Il y a un vrai problème de dignité. Et puis on s’habitue, parce qu’on n’a pas le choix. L’aide-soignant qui nous aide, accomplit ses gestes de manière très mécanique, sans affectif, on sent qu’il fait ça depuis des années, et cela nous rassure presque, car il ne nous juge pas. J’ai voulu raconter cette difficulté, souvent ignorée, qu’ont les gens handicapés de ne pas être autonomes.
L’humour est le fil conducteur de cet ouvrage. Est-ce le meilleur des remèdes face à la situation qui vous a touché?
Il y a en effet une partie de ça. Face aux galères et à une vie très compliquée qui s’annonce, le meilleur des remèdes est l’autodérision et la prise de recul. J’aime bien essayer de faire rire, et surtout je n’avais pas envie de faire un livre pathos, un livre misérabiliste. Et puis, j’ai vraiment rigolé pendant cette période de ma vie. Même s’il s’agit certainement de l’étape la plus dure que j’ai traversée, il y avait ces mecs au centre de rééducation qui sont devenus mes potes. Il y avait une solidarité, de la chambrette permanente, car on avait 20 ans, et une ambiance colonie de vacances qui font qu’on a bien rigolé. J’ai eu envie que ça se ressente dans le livre. L’humour, ce n’est pas pour se cacher de notre réalité, car cette réalité on en a bien conscience. On la voit dans les yeux des autres, dans leur attitude. Quand on est au centre de rééducation, on est tous vraiment dans la merde à ce moment-là ! On ne peut pas se mentir, et comme on le sait tous alors autant se chambrer un peu. Bien sûr, cela devient de l’humour un peu noir, cynique, car vanner une personne handicapée ça ne peut qu’être cynique. Mais ce cynisme nous a fait retrouver un goût de la vraie vie. Et il ne faut pas oublier que, malgré tout, c’est un univers très dur. Mais avec quatre-cinq potes, on a réussi à "niquer des heures" de manière pas trop chiante.
Dans votre ouvrage, vous parlez beaucoup de vos relations avec le personnel soignant. Vous dites que certains sont altruistes, d’autres "de vrais connards". Qu’attendiez-vous d’eux ?
On ne peut pas attendre la même chose de tous les professionnels de santé. D’un aide-soignant, je vais attendre de l’empathie. C’est avec lui que je passe toute ma journée, c’est lui qui m’aide à me laver, à prendre mon petit déjeuner. J’ai envie qu’il me considère comme un être humain, car on va passer du temps ensemble. Et la plupart du temps, ce fut le cas. Bon, il y a un aide-soignant qui était chiant, car il me racontait sa vie, et une autre qui était maladroite et qui m’a fait tomber par terre. Mais même si je les vanne un peu, je les aimais bien. Après, peut-être qu’on attend des médecins un peu moins d’empathie et un peu plus de nous dire les choses, mais je dois reconnaître que lorsque j’ai entendu un médecin en réanimation parler de moi à ses collègues en disant "il est à qui ce tétra ?" dans le couloir de l’hôpital, ça m’a beaucoup marqué. Je suis un être humain, je ne suis pas un "tétra". En plus, à ce moment-là, j’étais conscient, et il le savait. Je trouve ça scandaleux qu’un médecin n’ait pas une once d’humanité, qu’il me prenne pour un cas médical et qu’en plus il le dise devant moi. Il y a un juste milieu à avoir. Le médecin en chef du centre de rééducation l’a trouvé. Elle était un peu sévère, mais elle se rendait compte qu’à un moment donné il fallait nous faire prendre conscience de la réalité sur notre état de santé, même si c’est difficile à entendre. Pendant cette période de ma vie, j’ai rencontré des connards, mais j’ai aussi rencontré des gens humains. Je rends hommage à ce personnel soignant, car il s’est occupé de moi pendant un an au quotidien, et je lui dois beaucoup.
Vous parlez de "prendre conscience de la réalité". Êtiez-vous en dehors de la vôtre?
Oui, tout à fait. J’étais plein d’espoir. Aujourd’hui, je marche avec des béquilles, mais j’ai des séquelles importantes. Tout ne se voit pas. Au centre de rééducation, les médecins ont dû me parler de ces futures séquelles, car quand j’ai commencé à rebouger un doigt, puis une main, et un bras, je me suis dit que tout allait revenir petit à petit, que, certes, ça allait être du travail, mais que j’allais retourner jouer au basket en sortant de ma rééducation. Il fallait que le médecin me dise la vérité, à savoir que j’ai eu de la chance, que j’ai bien récupéré, mais que je n’allais pas refaire du basket et que toute ma vie je marcherai avec des béquilles. Au début, je n’y croyais pas. Mais cette réalité, même si on passe un ou deux mauvais jours après l’avoir apprise, elle est nécessaire. Le temps fait son affaire, c’est très dur, puis on se rend compte qu’on n’a pas le choix. Et puis on a encore un petit espoir, on croit que le médecin s’est trompé, mais quant au bout de trois mois on se rend compte qu’on n’a pas fait de progrès, on réalise qu’il avait raison, mais on a déjà commencé à l’accepter. L’espoir est nécessaire pour avancer. Le médecin qui annonce la nouvelle doit donc bien connaître son patient, son entourage, avant de lui donner des petites doses de réalité.
Comment avez-vous apprivoisé ces nouvelles contraintes,"cette prison" qu’est devenu votre corps?
Cette découverte de la dépendance totale aux autres, on se la prend dans la gueule et on n’a pas le choix. On attend tout le temps des autres qu’ils soient disponibles pour s’occuper de nous. C’est pourquoi mon livre s’appelle Patients. C’est très dur à accepter, surtout quand on a 20 ans, qu’on est sportif et dynamique. La première fois que j’ai pu zapper avec la télécommande de la télévision, ça a été une grande victoire. Mais attention, ce sont des petites victoires accompagnées de nombreuses frustrations. Quand on bouge le doigt, on est impatient de bouger la main. On n’est jamais dans une vraie satisfaction sereine, car dès qu’on a franchi une étape on pense à celle d’après. On est toujours en attente de mieux. Et puis, dans le centre, ces victoires ont été « freinées » par le fait que j’ai été le seul à les avoir. De nombreux potes n’en ont pas eues. Une culpabilité par rapport aux autres s’instaure. À la fin de mon séjour, quand j’ai eu mes béquilles, je n’ai même pas osé les amener dans ma chambre par rapport à mon pote qui la partageait avec moi. Tout comme je ne parlais pas trop de mon avenir avec eux, car même si je ne savais pas où j’allais être dans un an j’étais en pleine récupération et je pouvais avoir de l’espoir.
Êtes-vous résigné maintenant, ou continuez-vous à espérer une amélioration de votre situation?
Je sais que mon cas ne bougera plus et que je serai dans cet état jusqu’à la fin de ma vie. Je me suis complètement fait à l’idée et je m’en satisfais. En revanche, cet univers du handicap, je l’ai connu, j’ai été plongé dedans à l’âge de 20 ans. J’en suis sorti, mais je suis sensibilisé à cet univers, et cela me paraît normal par rapport à ma notoriété d’en parler même si je ne m’en suis pas servi tout de suite. Aujourd’hui, après plusieurs albums, je me sens prêt à en parler un peu plus en profondeur, mais je ne veux pas faire que ça. Ce livre, je l’ai écrit que pour que les gens, quand ils voient une personne handicapée, sachent un peu ce qu’il y a derrière. C’était important pour moi de le faire. Et puis je vais continuer à faire des petites actions loin des médias, je suis d’ailleurs parrain d’une maison d’accueil spécialisée, mais je n’ai pas envie de ne parler que du handicap.
Est-ce qu’on vous trouvez que le handicap reste un sujet tabou en France?
Je me rappelle qu’en 2007, lors du débat entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal pour les présidentielles, les handicapés étaient au coeur du sujet. En 2012, je n’ai pas entendu une seule fois parler du handicap. Je n’ai pas l’impression que ce soit devenu une grande cause nationale. En plus, pour avoir voyagé un peu, il est clair que la France est en retard, par rapport aux autres pays, comme le Canada, l’Allemagne ou les pays nordiques pour l’accès des personnes à mobilité réduite aux établissements publics. Néanmoins, il y a une évolution : les places de parking pour personnes handicapées sont plus nombreuses, et il me semble qu’elles sont respectées. Mais dans les établissements, cela ne va pas dans le bon sens. À l’époque de ma rééducation, mon kinésithérapeute prenait en charge sept ou huit patients dans la journée. Aujourd’hui, il en voit jusqu’à treize. Les conditions se sont dégradées. La question n’est plus de savoir s’il y a des progrès à faire, mais plutôt s’il y a un minimum à essayer de conserver. Les hôpitaux deviennent des entreprises. On leur demande d’être rentables. C’est une hérésie.
Source :
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Auteur : Laure Martin