Chers lecteurs, Egora.fr publie de temps en temps des témoignages. Retrouvons cette rubrique sous le titre "Le jour ou… "

 

"Bora Bora. Jean-Pierre a la soixantaine et il a mal au dos, avec une sciatique tenace qui décidément ne passe pas. Il a déjà pas mal consulté, pris docilement tout ce qu’on lui a proposé. Parfois cela va mieux, puis cela recommence et Jean-Pierre, qui est un jeune retraité, aimerait bien en être débarrassé. 

Je lui propose de faire deux infiltrations, peine perdue. Finalement, il va voir le chirurgien que je lui indique, puis un autre, car il reste hésitant. Intervention chirurgicale ou pas ? Après avoir longuement tergiversé, pris l’avis de son généraliste et de son psychiatre  (c’est un grand anxieux), il finit par franchir le pas et le seuil de la clinique pour être opéré.

L’intervention se passe bien. En postopératoire, il revient à plusieurs reprises, car  il va mieux, mais en même temps pas tout à fait. Objectivement, il est quand même très amélioré par l’intervention, et je l’encourage à patienter. Il ne prend presque plus d’antalgiques, mais c’est un angoissé, toujours à l’affût du moindre signal de son corps. Dans l’intervalle, le chirurgien lui propose de le réopérer s’il le désire. Mais bon, Jean-Pierre n’a pas gardé un souvenir mirobolant des suites de la chirurgie, et il se range à mon avis. D’ailleurs, il vient moins souvent, c’est bon signe.

Ce jour de septembre, il veut mon sentiment avant d’entreprendre un voyage en Polynésie, où il compte aller en novembre. La longueur du vol, le décalage horaire, tout cela l’inquiète un peu. Je lui conseille de partir, arguant qu’il s’agit là d’une belle opportunité d’autant qu’il a un logement sur place. De plus, il pourra nager dans l’océan, ce qui sera certainement bénéfique pour sa colonne vertébrale. Il me dit alors au passage qu’il a constaté à la piscine qu’il ne nageait plus très bien, et même qu’il se demande s’il n’a pas oublié. Je lui explique qu’on a pied dans le lagon, et qu’il pourra profiter de l’eau même sans nager. En Polynésie, il suffit d’un masque et d’un tuba, et il n’est pas besoin d’être un grand nageur pour se voir transporté au sein d’un aquarium.

Fin novembre, je reçois une carte postale de Polynésie, représentant la baie de Cook à Moorea. La carte est sur mon bureau : au premier plan les palmiers, le lagon ; à l’arrière, la montagne qui se découpe sur le ciel bleu. Au dos, ces quelques phrases : "Je pense à vous, qui m’avez permis de profiter au mieux de ce magnifique séjour…dont je ne suis encore qu’à la moitié ! Bien sincèrement, ainsi qu’à votre assistante". Je suis touchée par son attention, et peut être encore plus par le fait qu’il ait pensé à mettre un mot pour ma secrétaire. Je scotche la carte postale sur le mur.

En janvier, j’ai une nouvelle patiente en consultation, qui porte le même nom que lui. C’est sa femme, dont il est séparé mais avec qui il est resté en bons termes.

Jean-Pierre s’est noyé dans le lagon de Bora Bora. Il est mort à quelques mètres du rivage, où sa sœur prenait un bain de soleil, au milieu des vacanciers. Il se baignait avec un masque et un tuba. A-t-il fait un malaise ? A-t-il paniqué ? Les secours ont été appelés, mais n’ont pas pu le ranimer. Son corps a été rapatrié en France, et dans ses affaires, sa femme a trouvé le brouillon de la carte qu’il m’avait écrite.  Jean-Pierre était un homme méthodique et même pour l’envoi d’un simple mot, il prenait soin de choisir ses termes. Quand sa carte postale est arrivée, il était déjà mort. Cette femme a pris rendez-vous pour me raconter ça. Elle a eu l’air surprise que je ne lui fasse pas payer la consultation.

Depuis, je conseille à mes patients qui ont mal au dos et ne savent pas nager de pratiquer la marche ou le vélo."

 

Source :
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Auteur : Dr Agnès Chabot, rhumatologue