Pierre Rozier, 87 ans, est le généraliste le plus âgé de France. Il est aussi un passionné. Après 57 ans de médecine rurale dans les vallées alpines, il suit ses patients depuis quatre générations. S’il exerce encore à l’âge de 87 ans, c’est qu’il ne peut imaginer s’arrêter. Très attaché à ses patients, ce doyen de la médecine rurale a vécu toutes les évolutions de la médecine générale. Bien qu’il ait toujours exercé seul, Pierre Rozier estime aujourd’hui que l’exercice collectif est l’avenir de la discipline.

 


"Ce matin j’ai fait près de 60 kilomètres de visites sur la chaussée enneigée. J’aime bien les visites, faire de la route. Je préfère cela plutôt que de m’enfermer au cabinet.

Je suis Grenoblois d’origine et fils d’instituteurs. Si je suis médecin aujourd’hui, je ne l’ai pas choisi par vocation, dans l’idée de sauver le monde. C’est un hasard. Mon père est mort alors que je n’avais que 17 ans et j’ai du me débrouiller seul. J’étais complètement fauché. Les circonstances m’ont finalement conduites vers la médecine. J’ai fait mes études à Lyon, tout en étant maître d’internat, ce qui revient à être pion aujourd’hui. Après quelques remplacements, je me suis finalement installé en 1955. J’exerce encore à 87 ans. Toujours au même endroit.

A mon arrivée ici, à Saint-Firmin dans le Valgaudemar, j’ai eu un véritable coup de cœur pour la région. On m’avait dit que le Valgaudemar était la plus himalayenne des vallées alpines. J’ai aimé cette beauté rude et sauvage. Passionné de ski et d’escalade, j’étais en quelque sorte prédisposé au lieu.

 

Roc

Lorsque je me suis installé, j’étais le seul médecin pour 2 500 habitants. Cela a duré 20 ans. Petit à petit, les habitants ont rejoint Gap, la mégalopole la plus proche. A cette époque, j’avais 50 à 60 patients par jour. Je faisais mes 10 à 20 visites quotidiennes à ski ! Il m’arrivait souvent de grignoter un morceau chez les patients lors du déjeuner. Je travaillais en moyenne de 7h à 23h, les jours où je n’étais pas réveillé la nuit pour une urgence. Jusqu’en 1970, année où se sont organisées les gardes de médecins, j’étais de permanence 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an. Les journées étaient éreintantes et la fatigue physique très importante. Il faut croire que ça ne m’a pas trop esquinté puisque je suis encore en bonne santé !

A l’époque, l’examen clinique était fondamental. Je reste encore persuadé que c’est la base de la médecine. Poser un diagnostique est beaucoup plus facile aujourd’hui, cela engendre bien moins de danger. Par exemple lorsque je me suis installé, il n’y avait que le toucher rectal pour contrôler la prostate, aujourd’hui, il suffit de faire une échographie. De même pour l’hyperthyroïdie, avant c’était très compliqué. Aujourd’hui une simple prise de sang est efficace.

En plus de mon travail, j’ai été élu six fois d’affilée au conseil général, de 1961 à1995. Je suis désormais conseiller général honoraire. Quand j’y repense, je me dis que j’étais un roc. Je ne me reposais pas. Seule l’action m’intéressait. Lorsque j’avais de rares moments de détente, j’étais passionné de littérature russe et de philosophie. Ma vie familiale a été plus compliquée. J’ai réussi mon travail, mais j’ai loupé ma famille. C’est une des raisons pour laquelle je travaille en permanence. Pour ne pas y penser.

 

Boulimie de médecine

Aujourd’hui on peut dire que j’ai allégé mes journées. Je m’arrête le vendredi soir ! Désormais, pour monter l’escalier, je dois me tenir à la rampe. Mes semaines sont néanmoins encore bien remplies. Je fais une dizaine de consultations par jour plus quatre à cinq visites. Le mercredi, je ne me consacre qu’aux visites. 70% de ma patientèle est âgée de plus de 60 ans. Je suis très attaché à eux. Ils sont un peu de ma jeunesse. J’ai par exemple un couple dont le mari a fait un AVC et la femme est atteinte de sclérose en plaque. Je fais tout mon possible pour les maintenir le plus longtemps possible à leur domicile. Je ne peux pas les abandonner.

Je sais que je travaille encore beaucoup pour mon âge. J’ai une certaine lucidité. Je suis conscient d’avoir 87 ans. Pour autant, je continue à travailler ma mémoire, ma médecine. Je m’intéresse à la recherche. Je veux rester à la pointe. Je ne veux surtout pas qu’on dise : "il était bien avant mais maintenant il régresse". Je suis informatisé depuis près de 10 ans. Maintenant je ne pourrais plus me passer d’un ordinateur.

La profession a changé. Aujourd’hui, il y a comme une boulimie de médecine. Les praticiens multiplient les actes et les patients sont devenus des consommateurs de soins. Dimanche dernier, j’ai vu le reportage de Zone Interdite sur les déserts médicaux. J’ai trouvé ça nul. Dans le reportage, le MG qui pratique 80 consultations par jour, je me demande comment il fait. Moi je suis anxieux de bien faire mon travail, je passe souvent 45 minutes avec un patient.

 

Au pied du malade

Le problème des déserts médicaux c’est l’isolement. En plus la profession se féminise. Les femmes s’occupent de beaucoup de choses. Venir à la campagne, loin des écoles, des fac, des loisirs et de toutes les commodités, c’est compliqué. C’est pour cela que les jeunes préfèrent partir en ville. J’ai moi-même souffert de l’isolement. Ne pas avoir un copain à qui demander conseil sur le cas d’un patient, c’est difficile. Je pense que l’exercice collectif est l’avenir de la médecine.

Les jeunes médecins sont devenus des savants. Je remarque cependant qu’ils sont moins proches de l’humain qu’autrefois. Une maison de santé est en train de se construire à côté de chez moi, j’ai donc récemment assisté à une réunion. De nombreux points ont été abordés, le confort, la confraternité… Il n’y a pas eu un mot sur les patients.

Ma relation avec mes patients est fusionnelle. Je les aide tant que je peux. D’ailleurs je ne me consacre plus qu’à mes anciens patients. J’ai demandé à ma secrétaire, qui travaille avec moi depuis 30 ans, de ne plus en prendre de nouveaux. Et les anciens sont très inquiets de me voir partir. Moi-même ça m’angoisse, alors je n’y pense pas. Je ne veux pas les lâcher. J’aimerais partir, le plus tard possible, idéalement au pied du malade". 

 

Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : Sandy Berrebi