Avec Saignant ou à point ?, Cédric Dassas emmène le lecteur dans son monde, celui des urgences. Technicien expérimenté de 37 ans, urgentistes au Samu-Smur de Rouen, bénévole pour des missions à Médecins sans Frontières, ce toubib transforme en récits épiques, les souvenirs de ses interventions. Souvent drôles, parfois plus tristes, mais toujours teinté d’une profonde tendresse et d’une grande bienveillance envers ceux qui croisent la route de son ambulance.

32 tranches de vie se déclinent ainsi, au fil d’une galerie de personnages inattendus. Rapides, enlevés. On peut voir du cynisme derrière le ton souvent détaché de l’auteur. Mais le regard pénétrant qu’il porte sur les patients qui l’ont marqué révèle surtout son intérêt et la très grande humanité de ce soignant qui consacre sa vie à soigner celle des autres. Sélection.  

 

"Aparté métaphysique, s’il en est…

Pour finir de vous convaincre que le monde dans lequel nous vivons est bien plus abstrait que parfait : On arrive dans une chambre miteuse, d’un hôtel miteux (les dernières scènes de Shining ont dû être tournées ici) vers 01 h 26 ante meridiem. Madame (âgée de 18 ans et demi, et presque à terme de sa troisième grossesse) dit que ça pousse. Les deux autres chérubins sont gardés par leur grand-mère de 37 ans. Et Madame est venue dans cet hôtel se reposer avec Monsieur (âgé de 19 ans et première grossesse) pour des raisons que j’imagine volontiers très abstraites vu que, en plus du choix douteux du lieu de villégiature, leur maison est à 4 km. Dans la chambre, il y a la place pour le lit sur lequel Madame est allongée et hurle, pour moi entre le pied du lit et le mur, et pour Monsieur, adossé au mur à droite du lit, pâle d’alcool et de terreur devant ce qui va sans nul doute arriver sous peu. Aujourd’hui, je suis fatigué et je ne suis pas complètement dans l’intervention. Le contexte me laisse un peu perplexe. J’examine la dame une première fois et pense pouvoir conclure qu’on a le temps de la perfuser, de la rassurer et de rouler vers l’hôpital afin que cet heureux événement se produise dans les meilleures conditions possible. Je n’y suis tellement pas que je n’ai même pas envie d’attendre les dix minutes conseillées avant un deuxième examen, permettant une évaluation de la cinétique de l’affaire et une décision réfléchie de réaliser l’accouchement sur place ou de se barrer en embarquant Madame. Monsieur se met à hurler à son tour. Il glisse contre le mur, pour se retrouver en position foetale, la main sur la poitrine, et grommelle que ça lui fait mal. Je jette un regard las vers Claude, mon copain infirmier qui semble douter comme moi, non pas de la réelle (et, ô combien, compréhensible) détresse psychique de Monsieur, mais de sa détresse physique.

— Bon, Claude, maintenant que tu as perfusé Madame, on va peut-être y aller, qu’est- ce que tu en penses ? lui demandé-je en retirant le gant de ma main droite et en ignorant, de façon un peu mesquine, Monsieur.

— Pas que du bien. T’as remarqué ce qu’il y a entre ses jambes ?

— Ah oui…

C’est ce qu’on appelle un travail extrêmement rapide que je n’ai pas vu venir. J’ai un peu l’impression d’être Rantanplan devant Lucky Luke. Je me réveille (l’adrénaline, ça fait ça). J’ai juste le temps de saisir un gant propre pour ma main droite, mais pas  celui de l’enfiler. Comme la tête de bébé veut sortir, ma main gauche gantée la retient. Pendant ce temps-là, Monsieur émet des râles d’agonie, en position foetale, et beugle qu’il va mourir. Souvent après avoir encouragé à pleins poumons les futures mamans à pousser tout ce qu’elles peuvent, on leur dit de ne surtout plus pousser, et on retient la tête du petit afin d’éviter qu’un passage trop rapide ne transforme leur périnée en la face cachée de la lune (bien plus riche en cratères que sa face visible ; elle a sa pudeur aussi, la lune). En l’occurrence, je n’ai pas eu besoin d’encourager, mais le passage a bien l’air de vouloir se faire très rapidement. Retenant donc la tête du petit de la main gauche, j’essaie d’enfiler mon gant droit avec mes dents. Je tente de couvrir les cris des futurs parents, pour demander à Madame d’arrêter de pousser, et à Monsieur d’arrêter de gueuler et que non, il ne va pas mourir. Florian, l’ambulancier à la carrure d’armoire normande, un peu inquiet de me voir m’énerver, enjambe Madame afin d’accéder à Monsieur et de le faire taire avec une approche oscillant entre la compassion et la menace.

Cinq minutes plus tard, bébé, nettoyé et emballé, tète le sein de Madame. La maman sourit aux anges, et le papa promet à Florian qu’il n’a plus mal et va se blottir contre ses deux amours. Ma main droite me réclame une bonne douche, et Claude se fout ouvertement de moi.

Pas parfait : l’hôtel, la chambre, le toubib, l’âge des parents, les parents, l’avenir de l’enfant…

Abstrait : le sentiment de bonheur ressenti pendant quelques minutes par les six personnes, dans cette pièce (pourrie)."

 

Saignant ou à point ? Histoires crues mais tendres d’un médecin urgentiste dans son ambulance, Cédric Dassas ; Préface de Mégo Terzian, responsable Médecins sans frontières des urgences. 234 pages, 14,90 euros, Editions Fleuve Noir.

 

Source :
http://www.egora.fr/