Chers lecteurs, cet été Egora.fr a publié une série d’articles historiques. Retrouvons cette rubrique chaque vendredi.

 

Plaisir solitaire, vice ultime dangereux pour la santé ? C’est ce qu’ont expliqué de nombreux médecins jusqu’au XXème siècle, et c’est ce qu’expliquent encore aujourd’hui certains moralisateurs et religieux.

 

Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Au XVIIIème siècle, la masturbation suscitait l’indifférence des instances bien pensantes.

Tout bascule en 1712, avec la parution à Londres d’un livre qui déclenche la panique. Onania, ou l’odieux péché de la masturbation, et toutes ses conséquences affreuses pour les deux sexes, est un traité anonyme, attribué au chirurgien John Marten, qui dénonce avec virulence ce péché abominable, censé provoquer les pires afflictions. Il impute à cette pratique cécité, démence, tuberculose, ulcères et convulsions. Et conseillait un remède simple : une teinture revigorante et une poudre dont lui seul avait le secret, pour la modeste somme de 12 shillings.

 

Pustules suppurantes

Dans son pamphlet, le chirurgien inventa le mot "onanisme" pour qualifier ladite pratique sexuelle, en s’appuyant sur l’histoire d’Onan, second fils de Juda, qui, dans la Genèse, refusa de féconder sa nouvelle épouse, la veuve de son frère, préférant "laisser sa semence se perdre dans la terre".

Onania deviendra l’un des plus gros best-sellers de son siècle et essaimera dans toute l’Europe. La légitimation scientifique anti-masturbatoire prendra une nouvelle ampleur quelques décennies plus tard, avec le livre d’un médecin suisse d’une notoriété extraordinaire, Samuel Auguste André David Tissot (1728-1797), qui fut le médecin attitré de nombreuses personnalités de haut rang européennes, notamment du roi de Pologne et de l’électeur de Hanovre. Intitulé L’onanisme : dissertation sur les maladies produites par la masturbation (1764), son ouvrage, traduit en anglais, allemand et italien, détaille les conséquences supposées de la masturbation, qui allaient de l’acnée à l’épilepsie et pouvaient même être mortelles, faisant peser une menace sur la virilité, l’équilibre moral et le bien-être psychologique.  

Le souffrant typique se distinguait par une expression hagarde, des yeux voilés, un aspect cadavérique et un manque d’énergie et d’initiative, mais aussi des "excroissances charnues sur le front" et des "pustules suppurantes sur le corps". De quoi susciter l’inquiétude de nombreux confrères et une abondante littérature.

 

Dangereux supplément

En 1885, le docteur Pierre Garnier, auteur d’ Onanisme, seul et à deux, sous toutes ses formes et leurs conséquences parlera ainsi de la masturbation comme d’"un affreux attentat contre la génération", tandis que Freud y verra la manifestation d’une sexualité restée infantile.

Forts de toute cette science, artistes, intellectuels, philosophes et politiques relayèrent l’information. La dénonciation de l’onanisme nourrit l’anticléricalisme de Voltaire, qui en renvoit la responsabilité à une église hypocrite, accusé de se masturber en secret. Rousseau le prend en horreur, car c’est pour lui un "dangereux supplément", parfaitement antisocial, auquel l’homme est totalement assujetti. Passons sur l’antisémisme du compositeur Richard Wagner et ses théories sur les juifs, dégénérés parce que masturbateurs, ou les révolutionnaires français, qui, pour lui couper la tête, accusèrent la femme de Louis XVI Marie Antoinette d’avoir initié son fils à la masturbation. Même les anarchistes Bakounine et Proudhon, auteur de l’Onanisme est le corollaire de la bestialité, l’ont dénoncé avec ardeur.

C’est dire si l’expression "la masturbation rend sourd" n’est finalement que le pâle reflet d’une époque où la pratique sexuelle solitaire était chargée de tous les maux imaginables. 

 

Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : M.D, avec Causette, septembre 2012.