Co-auteur d’un ouvrage très documenté sur les urgences et la permanence des soins*, Patrice Blémont** ose briser un tabou politique en affirmant qu’il faut revenir à une obligation de permanence des soins pour la médecine ambulatoire. Et réformer l’article 77 du code de déontologie en ce sens. Franches explications.

 

 

Egora.fr : comment expliquez-vous le fait que depuis si longtemps, la permanence des soins soit encore un sujet de débat ?

M. Patrice Blémont : La permanence de soins de nuit est en débat sur le plan de son efficacité médicale. Il arrive que dans certaines régions, du fait de la sectorisation de la PDS, il n’y a pas plus de quatre ou cinq appels entre minuit et 8 heures du matin qui méritent autre chose qu’une régulation téléphonique par le système mis en place pour les urgences (s’il y en a un) ou par le 15. Plusieurs pays n’ont pas de permanence des soins durant la nuit et ils ne s’en portent pas plus mal. D’autres pays s’interrogent fortement sur sa nécessité. Mais nous touchons là plus à un tabou politique qu’à une nécessité médicale absolument démontrée.

 

Vous considérez que la solution apportée par la loi Hôpital, patient, santé et territoires (Hpst) est incomplète. Les Agences régionales de santé (ARS) ne seraient-elles pas fondées à réguler la PDS ?

Fondées, les ARS le sont, et faire des directeurs généraux d’ARS le centre de commandement de la PDSA est un choix judicieux.  Les ARS, c’est une bonne réforme, hélas choisies avec des modalités organisationnelles discutables et un choix de casting au lieu d’un choix de recrutement professionnel pour les piloter. Sans compter que faire un SROS (Schéma régional d’organisation des soins) de médecine de ville sans qu’il soit opposable vous condamne d’emblée au catalogue de vœux pieux. Mais sur la solution, elle est incomplète, car elle est déséquilibrée. D’un coté, vous avez une PDS émanant de l’hôpital, automatique, sur laquelle on peut compter à tous les coups, car le moindre des services des urgences en France a un système de lits porte et, obligatoirement, une consultation non programmée. Ce système est fiable et il ne s’interrompt jamais 365 jours sur 365, le directeur de l’établissement ayant le pouvoir d’assigner le personnel nécessaire à son fonctionnement.

D’un autre côté, nous avons un système de PDS qui, en théorie, est garanti par tout un dispositif d’unité de commandement mis en place par la loi Hpst, ce qui est un progrès. Mais il n’est jamais certain qu’une défaillance soit résolue car il faut suivre toute une procédure pour parvenir à ce qu’un préfet réquisitionne un médecin à partir de la liste fournie par le conseil de l’Ordre.  Ce qui prend beaucoup de temps, au détriment du malade. Alors,  que font ces derniers ? Plutôt que d’attendre, ils vont à la consultation non programmée de l’hôpital. C’est un regret que nous formulons, car nous sommes plutôt en cette occurrence des soutiens de la médecine de premier recours, de la médecine libérale. Mais que constate-t-on ? Que…[ pagebreak ]

les exigences pour le temps de travail maîtrisé de quelques médecins – pas de tous – aboutissent à diminuer l’impact de la médecine de proximité au profit des hôpitaux. Cela crée un déséquilibre hospitalocentriste qui nous désole, car nous préférerions que la médecine de premier recours retrouve son lustre d’autrefois : nous la croyons médicalement efficace et moins coûteuse.

 

Dès lors, vous n’hésitez pas à affronter un tabou, celui de la contrainte tant en matière d’installation que de permanence des soins…

Attention. Nous considérons que la contrainte à l’installation est un sujet connexe au sujet de notre livre qui est centré sur la permanence des soins et sa liaison avec l’organisation des urgences. Mais ce n’est pas exactement le même sujet. En revanche, nous posons la question suivante : faut-il, oui ou non, que le code de déontologie des médecins s’aligne sur celui des pharmaciens et des chirurgiens dentistes ? Les médecins libéraux peuvent-ils être membres d’une profession privilégiée, qui ne connait pas d’obligations comparables aux autres professions de santé? Nous répondons non. En revanche, pour résoudre le problème des déserts médicaux, nous ne sommes pas opposés à ce qu’on puisse, de façon proportionnelle et négociée, apporter quelques restrictions à la liberté d’installation. Mais ni plus ni moins que celles apportées à la profession d’infirmière ou de masseurs-kinésithérapeutes. Nous ne sommes pas du tout dans une vision du National Health Service (NHS) britannique, mais bien plutôt en faveur d’une solution conventionnelle négociée.

 

Vous défendez l’idée que les études de médecine coûtant extrêmement cher à la nation, et les médecins libéraux vivant des fruits de la solidarité nationale, il ne serait pas illogique d’exiger de leur part en retour, quelques obligations.

En effet. Les revenus des médecins libéraux proviennent pour 95 %, soit des cotisations sociales, soit de nos impôts. Et il y a un consensus au Parlement, pour exiger une présence médicale partout dans nos campagnes et dans nos villes la nuit. Les élus ruraux notamment, stigmatisent ces jeunes gens, qui ne font même plus leur service national, et ne sont même pas là quand on a besoin d’eux. Nous signalons dans notre livre, que le sujet est peut être un peu plus compliqué que cela. On peut très bien imaginer, par exemple, qu’à la fin de sa première année et avant d’entamer sa deuxième année, l’étudiant s’engage sur l’honneur à assumer cette mission de service public qu’est la PDSA. Cela se fait bien pour les enseignants qui, même s’ils sont issus de l’Ecole normale de la rue d’Ulm, vont “purger” cinq ans dans le Nord ou ailleurs, au début de leur carrière. Donc, on peut tout à fait l’imaginer.

Mais ce n’est pas la solution que nous préconisons.Nous voulons que l’on traite le problème de façon adulte en réformant l’article 77 du code de déontologie et en disant clairement que les médecins sont tenus de faire  la permanence de soins, dans les mêmes termes par exemple que l’obligation de garde chez les pharmaciens d’officine. C’est une proposition que nous faisons avec regret, nous aurions vraiment préféré faire le constat que le volontariat, cela marche bien. Mais ce n’est pas le cas. Les rapports du Conseil national de l’Ordre des médecins expliquent que le volontariat s’effrite d’années en années. Voilà pourquoi nous proposons une solution de retour à la contrainte, qui est pour nous une solution non pas de…[ pagebreak ]

punition, mais de promotion visant à restaurer le prestige de la médecine de ville. Comme pour les pharmaciens, qui sont fiers que l’on reconnaisse leur rôle dans la permanence des soins. Ou pour les chirurgiens dentistes qui sont également fiers d’avoir une obligation de service public, c’est écrit en toutes lettres dans leur code de déontologie ! Le fait nouveau, c’est que la loi Hpst, pose que la PDS est une mission de service public. Je considère que l’on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre, vouloir prendre la couverture du service public, et refuser les contraintes qui vont avec, dont celle de la continuité qui est visée au premier chef.

 

C’est à l’issue d’une très grande grève, en 2002,  que les médecins libéraux ont réussi à arracher le volontariat de la PDS, mission de service public !

Certes. Mais il y a une majorité de médecins libéraux qui comprennent que cette facilité, pour agréable qu’elle soit, induit tout doucement l’effacement de la médecine libérale si l’on n’y prend garde. Ce que nous regrettons. On ne peut à la fois pester contre « l’hospitalocentrisme » et d’un autre côté, faire tout ce que l’on peut pour inciter l’hôpital à prendre en charge cette mission. Il y a là une contradiction. Aujourd’hui, l’âge moyen d’installation d’un médecin en libéral est de 38 ans, nous dit le Cnom, alors que le diplôme est obtenu à 28 ans. Que font les médecins entre temps ? Des remplacements, du SOS médecins, ou bien ils deviennent médecins salariés en Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Sachant encore que les femmes ont une attirance pour le temps maîtrisé, vous comprendrez aisément que nous sommes dans l’impasse si nous ne faisons pas mouvement.

 

Que faut-il faire ?

Nous pensons, même à regret, qu’il faut une obligation de PDSA pour les médecins libéraux exactement comme il existe une obligation de même type pour les médecins hospitaliers ou pour les pharmaciens d’officine. Ou bien encore, que l’on supprime carrément la PDSA, si l’on pense que cela n’est pas médicalement utile, mais c’est une hypothèse d’école. S’il est décidé de conserver  la PDSA pour des raisons médicales ou politiques, nous préconisons une contrainte juste, identique à celle qui s’applique aux hôpitaux.

Et vis-à-vis de la profession elle-même,  compte tenu des risques pris par les médecins, il faudrait faire en sorte que cette contrainte ne pèse pas sur les plus de 50 ans. Perte d’attractivité du métier pour les jeunes nous rétorquera-t-on ? Nous ne croyons pas à cet argument. Chaque année les places des universités de médecine sont l’objet d’une âpre compétition à 1 pour 15. Non attractif le métier de médecin ? On le saurait ! Par ailleurs,  nous préconisons également le regroupement de tous les centres 15 sur la base de taille crédible (une zone d’au moins un million d’habitants) et l’interconnexion obligatoire de tous les systèmes de veille avec un pilotage par le 15.

 

Voilà qui risque de faire du bruit…

Eh oui, car cela induit une forte réduction du nombre de chefs de services hospitaliers dans les SAMU si l’on décide, par exemple, que l’échelle prise en compte est de 1 million d’habitants.  Mais  il faut arrêter de disperser les moyens. Si on veut de la qualité, il faut regrouper les centres 15 et aller vers une véritable certification des centres. Avec les moyens dégagés, on peut alors renforcer les équipes SMUR au pied du malade. Et on est doublement efficace, pour le même prix.

 

Le président de la République s’est engagé  à ce qu’aucun patient ne soit à plus de 30 minutes d’un service d’urgence. Pensez-vous  qu’il soit prêt à vous suivre  pour mettre un coup de pied dans la fourmilière ?

Je ne sais pas, car je pense qu’il est très difficile, soit de rien faire, soit de mettre un coup de pied dans la fourmilière. Notre livre explore en détails ces deux options en pesant le pour et le contre, pour au final les repousser. Ces deux solutions, l’inertie et l’activisme ne sont pas optimales, et  relèveraient d’une mauvaise gestion . Je pense que le gouvernement a intérêt à faire œuvre de pédagogie, en toute transparence, et dire très clairement les choses, comme le fait notre livre, sans volonté de stigmatiser qui que ce soit. Croit-on vraiment que, par exemple, les élus ruraux quelle que soit leur tendance politique vont se contenter indéfiniment d’une nouvelle commission d’étude qui ferait la synthèse de toutes celles qui ont précédé pour constater qu’il sera estimé urgent d’attendre ? Des commissions ou des rapports d’étude, nous en avons listé le nombre dans notre livre, il est impressionnant ! Année après année, le volontariat pour la PDSA s’effrite. Sauf si, de façon cynique, l’inaction vise à faire constater que la PDSA n’est pas efficace médicalement, ne vaut-il pas mieux prendre le taureau par les cornes, dès maintenant, deux ans après la promulgation de la loi Hpst, plutôt que d’attendre une hypothétique évaluation au bout de quatre ans, lorsque le taureau sera devenu un puissant animal lâché dans l’arêne? La question mérite d’être posée, car il en va d’abord de l’intérêt du malade.

 


* “Permanence des soins et système des urgences en France”  de Patrice Blémont et du Dr. Christian Favier. Editions Berger Levrault 39,60 euros. Préface du Pr. Louis Lareng (créateur du Samu) et du Dr Martial Olivier-Koehret (ancien président de MG France).

**Patrice Blémont est inspecteur général de l’administration de l’Education nationale et de la Recherche, professeur associé à l’université de Franche-Comté, ancien directeur d’Agence régionale d’hospitalisation et ancien sous-directeur des personnels médicaux au ministère de la Santé, le Dr Christian Favier est praticien hospitalier en anesthésie-réanimation, ancien directeur d’agence régionale d’hospitalisation et directeur général adjoint de l’Agence régionale de santé de Corse.


Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : Catherine Le Borgne