Les salles de garde. Leurs traditions, leurs cuisines, leurs fresques. Depuis les années 70, ces cantines traditionnellement réservées aux internes et aux médecins tendent à disparaître, coupes budgétaires et restructurations hospitalières obligent. Convaincus qu’elles ont une fonction essentielle dans la pratique médicale hospitalière, des irréductibles se battent encore pour les préserver, comme l’ont fait leurs ainés. Rencontres.

 

C’est à se demander où il trouve l’énergie. En plein internat de chirurgie plastique, Nathaniel Stroumza est le nouvel  économe de la salle de garde de l’Hôpital Cochin. Sa mission : faire revivre une tradition tombée dans l’oubli. En 2006, la salle de garde est détruite par de gros travaux de restructuration. Plus de salle à manger réservée aux médecins, place au self commun. 

 

"Sas de décompression"

 "Quand je suis arrivé, il n’y avait plus de maître de cérémonie depuis des années. La première chose que j’ai faite, c’est de réorganiser la disposition des tables, pour favoriser la communication entre les services".  Notre interne regroupe les tables de 6 personnes pour en faire de grandes tablées de 20. Depuis, l’ambiance est plus sympa et les services se mélangent, même si le self oblige toujours à se lever pour aller chercher sa pitance. "Dans les salles de garde traditionnelles, les cuisines apportent les plats sur la table. Les médecins restent assis tout au long du repas et ne se lèvent qu’avec la permission de l’économe, sous peine d’être taxé (d’avoir un gage, ndlr) et de faire tourner la roue", décrit Nathaniel Stroumza.

C’est à l’hôpital Bichat qu’il découvre cet univers et décide de le transmettre à ses pairs. Décors pornographiques, chansons paillardes, rituels grivois, tutoiement obligatoire, noms de code, interdiction de parler médecine… "J’ai adoré l’ambiance. Pour les internes qui font beaucoup de gardes, comme en chirurgie et en obstétrique par exemple,  c’est un véritable sas de décompression qui permet de mieux encaisser la fatigue et d’avoir le moral." Pour lui, la pérennisation des salles de garde dépend avant tout de la sauvegarde de leurs propres services de cuisine, qui, considérés comme des dépenses inutiles, sont souvent les premiers visés par les coupes budgétaires.

 

Devant le fait accompli

Lors de son premier règne économal à l’Hôpital Necker,  Nathaniel Stroumza s’est beaucoup employé à recréer ce lien privilégié entre les cuisines et les internes, là où la précédente cantine carabine n’existait même plus. Grâce à de petits arrangements, une nouvelle salle de garde a vu le jour dans un autre bâtiment, forte d’un repas amélioré par semaine. Il y a même laissé une fresque à son effigie, peinte par un externe et lauréate du prix 2011*. Mais depuis son départ, aucun économe n’a pris la relève.

"C’est le problème des salles de garde. Les internes ne trouvent plus le temps de s’y investir. Hors il faut une personne en charge de la gestion du lieu, des cotisations, de la transmission et du respect des traditions, avec une petite équipe. Sinon, l’endroit meurt", regrette-t-il avant de constater que, souvent mis devant le fait accompli, peu de médecins titulaires réagissent à la fermeture de ces lieux de vie, hormis quelques chefs de services impliqués.

 

Sardines au barbecue

Tradition trop désuète pour continuer à mobiliser les foules ? "C’est vrai que ces rituels ont un peu perdu la dimension culturelle et provocatrice qu’ils avaient au 19eme, analyse Guillaume Girault, pharmacien biologiste dans un laboratoire d’analyse privé à Orléans et ancien président de l’association le Plaisir des Dieux. Mais cela reste une enclave hors du temps. Et c’est justement parce que ces lieux ne collent pas avec le temps de l’hôpital moderne qu’il est important de les conserver, car cela permet de prendre du recul sur notre activité, de plus de en plus calquée sur le modèle américain. Alors que tout est chronométré et qu’on ne peut plus lever le doigt sans remplir cinq formulaires, cela préserve notre libre arbitre", souligne encore celui, qui, dix ans auparavant, n’a pas hésité à faire griller des sardines au barbecue dans le réfectoire du personnel de l’Hôpital de Montreuil, pour protester contre la fermeture programmée de sa salle de garde. "Une fois qu’on a chanté et empesté le self, on a été servir le plat de sardines grillées dans le bureau du directeur de l’hôpital à l’origine de la décision. Ce n’était pas violent comme action mais ça a marché, puisqu’il a renoncé à la fermeture de la salle". 

Les traditions des salles de garde datent du Moyen âge et s’officialisent en 1802, avec la création et le premier concours de l’internat des hôpitaux de Paris. Pour certains artistes comme le photographe Gilles Tondini, auteur de l’ouvrage Image obscène, ce patrimoine culturel unique au monde fait partie intégrante de l’identité nationale française et mérite, rien qu’à ce titre, d’être protégé. Au quotidien, elles permettent surtout aux internes et aux médecins de se connaître rapidement et de savoir plus facilement vers qui orienter leurs patients. "Il ne s’agit pas seulement de se détendre ou de prendre du recul face à la mort. Les gages et les chants paillards sont destinés à faire tomber plus vite les barrières humaines, surtout pour les internes qui ne restent que six mois, et ainsi d’humaniser la communication entre les différents services", explique Jean Michel Gracies, fondateur de l’association le Plaisir des Dieux.

 

GIGN

Pour lui, le déclin des salles de garde est dû à un simple phénomène de génération. "A mon époque, dans les années 80, on disait déjà que les salles de gardes allaient disparaitre. Mais on était une bande de têtes brulées, et on a fait les 400 coups pour les sauver." Comme taguer en pleine nuit et à la bombe la porte de la directrice de l’Hôtel Dieu d’un beau : Si l’Hôtel Dieu détruit l’internat, l’internat détruira l’Hôtel Dieu. Ou encore  descendre en masse au très chic cocktail de bienvenue du nouveau directeur de l’Hôpital Saint Anne pour y hurler les pires chants paillards, sous les yeux sidérés des invités. "Lorsque les internes se mobilisent contre une fermeture, c’est rare que l’administration passe en force. Les directeurs ne pensent pas à mal, ils n’ont simplement pas conscience de la fonction sociale de ce genre d’endroit et du bénéfice que leur établissement en retire."

Si le leader de ce qu’il appelait le GIGN des salles de garde a depuis arrêté ses actions coups de poing, son association lui a survécu. Aujourd’hui, elle a pour objectif de faire reconnaitre ce patrimoine immatériel à l’Unesco. Depuis deux ans, la tendance à la fermeture s’est inversée : deux à trois salles gardes rouvrent même leurs portes chaque année. "Face à un hôpital de plus en plus déshumanisé, les internes obéissent à un phénomène classique de recherche et de repli identitaire", conclut Christophe Vidal, ancien président de l’APPI (Association pour la préservation du patrimoine de l’internat). Puissent-ils donc à nouveau se tenir chaud dans les salles des hôpitaux de Saint Quentin et Saint Joseph, fraîchement rouvertes au cours de l’été dernier.

 


*Chaque année, les internes attribuent leur prix de la meilleure fresque.


Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : Mathilde Debry