Il y a dix ans, presque jour pour jour, un forcené tuait huit personnes et en blessait 19 autres lors d’un conseil municipal à Nanterre (92). Elu municipal blessé lors de l’assaut, le Dr Laurent El Ghozi * était alors chef de service du service des urgences de l’hôpital. Il se souvient et raconte.

 

"Il était un peu plus d’1 heure du matin. La maire venait juste d’annoncer la fin du conseil municipal. Dans le public, un homme était resté. C’était le dernier. Il s’est levé et a crié Non, il est pas terminé ! et a commencé à tirer. En 40 ou 50 secondes, il a fait huit morts et 19 blessés. Ca a été extrêmement rapide et brutal. Dès les premiers coups de feu, nous avons été sept ou huit à nous lever et à intervenir pour arrêter Richard Durn et l’empêcher de tirer avec ses trois armes. Nous l’avons terrassé. Mais il m’a tiré dessus. J’ai reçu une balle dans le bas du dos, sans trop de dégâts, ce qui est de l’ordre du miracle…

 

Chirurgie de guerre

Dans le conseil, c’était un spectacle de carnage et de désolation, avec des morts, du sang, des gens qui ont mal, tout sans dessus dessous. Je pense sincèrement que mon expérience d’urgentiste m’a grandement aidé durant cet épisode. Un des enseignements les plus importants que j’ai pu en tirer, c’est que nous sommes résolument inégaux devant les choses dramatiques telles que les agressions brutales et que c’est totalement injuste. On pourrait penser qu’un événement pareil nous mettrait tous dans le même sac. Bien au contraire, il ne fait qu’exacerber les inégalités et créer un sentiment d’injustice parmi les survivants.

Le psychiatre Boris Cyrulnik a très bien expliqué que nous sommes très inégaux devant les agressions, a fortiori lorsqu’elles ont cette intensité. Il y a des survivants qui s’en sortent bien, d’autres moins bien. Les personnes qui sont intervenues ont été décorées et sont un peu considérées comme des héros, d’autres ne l’ont pas été. Or, ils ne sont pas forcément moins courageux. Il y a des gens comme moi qui possèdent  une expérience de chirurgie de guerre, qui  ne sont effrayés ni par le sang, ni par la mort ou les blessures… D’autres s’évanouissent à la vue d’une goutte de sang…

 

Loterie

J’ai pris une balle qui, à deux centimètres d’écart, me laissait tétraplégique. J’ai souffert pendant trois mois mais je n’ai pas de séquelles. Si elle avait traversé l’artère iliaque, j’étais mort. Il y a une part de loterie. Mais on pouvait faire quelque chose pour atténuer ce sentiment d’injustice et donc atténuer la souffrance. Je regrette vraiment qu’un suivi post traumatique collectif des survivants n’ait pas été mené. Il s’agissait pourtant d’un événement dramatique collectif majeur !

J’ai vraiment été surpris, à dix ans de distance, de réaliser à la faveur de cet anniversaire à quel point beaucoup de personnes sont encore traumatisées par cette affaire. Or dix ans, c’est long, on a fait des mômes, des petits enfants. Les psychiatres militaires ou ceux qui connaissent un peu ce domaine des souffrances post traumatiques et les situations dramatiques savent très bien tout cela. Des prises d’otages dans des banques, des morts dans un commando en opération, c’est une attaque contre un groupe réuni par une mission, sans amitié particulière. Or, ici, on n’a rien fait de collectif, pas de prise en charge. Je pense que cela a constitué pour certains un élément d’aggravation. Il y a eu des prises en charges individuelles lorsque les gens le demandaient. Encore fallait-il que les gens le demandent et  identifient leur besoin. Moi-même, je me suis fait suivre durant un an, le temps que les choses cicatrisent. Car la cicatrisation, elle n’est ni obligatoire ni spontanée. 

 

Echec et regret

Pour ceux qui ont mal ou qui n’ont pas suffisamment cicatrisé, l’affaire du massacre de jeunes gens cet été en Norvège et tout récemment l’affaire de Toulouse ont réactivé des souvenirs atroces. Mais on peut y penser sans en souffrir. Evidemment, cela fait un écho particulier. D’autant que sur l’affaire de Toulouse, il y a énormément d’éléments qui se ressemblent, de grandes similitudes, on ne peut pas éviter de réfléchir.

Ce qui me navre, c’est que je savais très bien ce qu’il  fallait faire, mais cela n’a pas été fait. J’ai le sentiment de ne pas être parvenu à convaincre qu’il fallait engager cette thérapie de groupe. C’est mon échec, mon regret. J’ai mobilisé les psychiatres, la cellule d’urgence médico-psychologique placée auprès de tous les préfets dont c’est le travail. Ils ne sont pas intervenus car ils s‘agissait de la députée maire, d’élus. Bref, des personnalités. Or avant cela, ils sont surtout des hommes et des femmes comme tout le monde. Mais on ne les a pas traités comme tout le monde. C’est comme lorsqu’un médecin soigne des proches, il ne fait pas ce qu’il faut. 

 

Caléidoscope

Or, des gens iraient probablement mieux s’ils avaient pu en parler ensemble. Car personne n’a vécu la même chose. On était en gros cinquante, il y a cinquante visions différentes. Comment fait-on un événement commun sans vision d’ensemble, avec un caléidoscope ? Et il n’y pas eu de procès, qui aurait pu servir à cela (le tueur s’est jeté par la fenêtre dans les locaux de la police. Ndlr). Là, on ne partage pas la même histoire, on a chacun vécu une histoire différente. Il manque un sens.  Cela se travaille, cela ne peut pas s’improviser, et il y a des gens dont c’est le métier de nous aider à trouver ce sens…

Cela fait dix ans maintenant. La salle du conseil municipal a été entièrement refaite, le public n’est plus dans le dos des élus. Il y a des portiques anti-métal et des vigiles. Sur le territoire de Nanterre, une zone près de la Seine est en cours d’aménagement, avec huit allées qui se succèdent. C’est inespéré, un miracle. Elles viennent de recevoir chacune le nom d’une victime. C’est très bien, c’est nécessaire. Ca fait du bien à tous de savoir que leur mémoire continue à vivre."

 

Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : Catherine Le Borgne