Le Conseil National de l’Ordre des médecins publie cet après-midi le bilan de son enquête sur la violence faite aux médecins. L’occasion de revenir sur l’expérience du Dr Federmann. Ce psychiatre strasbourgeois a été agressé au revolver par un ancien patient. Sa femme a été tuée dans l’attaque. 6 ans après, il tente de prendre du recul. Il raconte.

 

 

Egora.fr : Est-ce que vous pouvez nous parler de vos conditions de travail avant l’agression ?

Dr Federmann. J’ai 57 ans et je suis psychiatre en libéral depuis 25 ans. J’ai une pratique originale et probablement marginale de la psychiatrie libérale. Je pratique sur rendez-vous pour une file de patients intégrés mais le principal de mon activité s’est toujours fait sans rendez-vous, pour les patients d’origine étrangère. J’ai observé que ces patients sont très souffrants, ils viennent pour la plupart de pays en guerre, et beaucoup sont traumatisés et ne viennent pas à l’heure aux rendez-vous. C’est pour cela que je travaille sans. Ancienne d’institutrice, ma femme retaitée m’aidait dans ma pratique et se consacrait aux droits des étrangers.

 

Que s’est-il passé le jour de l’agression ?

C’était le 15 novembre 2005. Un patient français d’origine marocaine, que l’on avait beaucoup aidé mon épouse et moi-même, est entré au cabinet avec une arme. Il a tiré sans somation sur ma femme puis sur moi-même. Ma femme était au cabinet avec moi. Elle n’y était pas revenue depuis 7 ans. C’était le jour de sa reprise de boulot. Elle venait m’aider car j’avais une trop grande charge de travail. Ce patient lui aussi revenait pour la première fois depuis cinq ans.

Ma femme a reçu une balle dans la tête. Elle est morte le lendemain de l’agression. Moi j’ai survécu alors qu’il a tiré sur moi quatre balles à bout portant. Elles sont passées à quelques centimètres des organes nobles comme le cœur ou la colonne vertébrale.

A la suite de l’agression, on a donné quatre des organes de ma femme à des personnes en attente de greffe et moi j’ai été arrêté jusqu’en juin 2006.

 

Avez-vous des séquelles ?

Plus que physiques, mes séquelles sont surtout psychologiques… [Ecoutez le témoignage sonore pour plus de détails]

 

 

Avant cette agression, aviez-vous le sentiment d’exercer un métier à risques ?

Oui bien sûr, toujours. Je savais que je pouvais être victime d’agression, mais pas dans      ces conditions là. En même temps on n’a pas le choix de ce qui nous arrive dans la vie. J’avais conscience de la difficulté. Mais il faut savoir que ce qui m’est arrivé n’illustre pas le risque attendu.

Je suis sûr que le psychiatre prend moins de risque que n’importe quel flic ou que les personnes qui travaillent dans le bâtiment ou encore que les employés de France Télécom. Je suis aussi certain que les psychiatres prennent moins de risques que les collègues généralistes. Ce sont eux les plus exposés de par leur pratique multiforme. Certains psychiatres refusent de voir certaines populations à risques comme les toxicomanes. Ce n’est pas du tout mon cas. Cette épreuve n’a fait que renforcer ma volonté de ne pas tomber dans cet écueil. Je pense au contraire qu’il faut aider ces gens là.

 

Dans votre manière d’exercer, y-a-t-il un avant et un après l’agression ?

Lorsque j’ai repris le travail, en juin 2006, j’ai décidé de continuer dans les mêmes conditions qu’avant. J’avais les mêmes objectifs de travail. Je n’ai modifié ni ma pratique, ni mes engagements, en mémoire de ma femme et de nos idéaux communs. Nous avons toujours été convaincus que notre cabinet libéral faisait parti du système de service public. Je continue à avoir 80 % de ma clientèle au tiers payant. Je travaille toujours sans rendez vous-même si mon épuisement physique et psychique est plus fort qu’avant. Ma pratique est d’ailleurs peut être un peu moins intense.

Je travaille avec l’aide idéologique de ma deuxième femme qui m’a donné deux enfants. C’est aussi ce qui m’aide à tenir dans ce qui est indicible, dans cette expérience très compliquée. La mort de ma femme a permis de donner la vie à quatre personnes grâce aux greffes et son décès m’a permis de rencontrer ma deuxième femme  qui à mis au monde deux enfants. Il y a ainsi d’une certaine manière six personnes qui vivent à travers ma première femme.

Aujourd’hui, 6 ans après l’agression, j’ai encore peur lors de mes consultations. Cette sensation, je la ressens surtout le matin et le soir, quand j’ouvre et quand je ferme le cabinet. Je ne pourrais dire pourquoi.

 

Avez-vous été pris en charge ?

J’étais déjà supervisé par des collègues. Je n’ai fait que poursuivre ces travaux de supervision de manière un peu plus intense. Je ne souhaite pas guérir. C’est une posture pour moi de dépendance et d’amour vis-à-vis de ma première femme, avec l’assentiment de la deuxième.

Je pense que les effets psychiques de ce traumatisme ne disparaîtront jamais. Je travaille à réduire ma peine, mais la peine est plus forte alors je l’accepte comme une compagne de route. Je ne pense pas qu’on l’emporte sur le traumatisme, il sera toujours plus fort.

 

Quel recul prenez-vous sur cette agression ?

Je réfléchi à la question de savoir jusqu’au où peut aider et accompagner les gens. Jusqu’où on peut essayer de ramener au centre les plus démarginalisés. Je crois que ça vaut la peine de continuer. Ma réflexion sur ce qui m’est arrivé est qu’il ne faut pas en faire plus, mais il ne faut pas renoncer à ses idéaux. Je pense que c’est un métier formidable parce qu’il faut prendre des risques. Pas pour soi, il ne faut pas s’exposer, il faut être prudent, mais en même temps si on ne prend pas de risques on ne pourra pas récupérer certains qui sont très démarginalisés et que l’on pourrait malgré tout récupérer. Mon expérience ne doit pas dissuader de jeunes psychiatres de s’engager et de s’engager plus.

Mon destin personnel et celui de ma première femme est un destin singulier. Ce n’est rien par rapport au collectif. Aujourd’hui, je continue à ouvrir ma porte aux quatre vents. La fonction de médecin n’est pas de fructifier mais de faire en sorte d’être utile aux riches et aux pauvres. Nous avons servi cette idée avec ma femme. S’il fallait recommencer, je recommencerais.

Je viens de recevoir un formulaire qui me demandait jusqu’à quand je souhaitais travailler. J’ai coché la case "jusqu’à 2030 ou plus"…

 

Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : Propos recueillis par Sandy Berrebi