Les plus gros prescripteurs seraient les moins empathiques avec les patients, et les plus petits prescripteurs travailleraient plus lentement. C’est en partie ce qu’a trouvé Anne Vega, docteur en anthropologie sociale et ethnologie, auteure d’une étude* sur les usages socioculturels du médicament chez les médecins généralistes français, pour laquelle elle a suivi et interrogé pendant deux ans une trentaine de professionnels.

 

Pourquoi prescrit-on autant de médicaments en France, alors même que leurs bienfaits n’ont pas toujours été démontrés ? C’est sur la base de ce questionnement qu’Anne Vega a mené l’enquête. A l’origine de cette sur-prescription française, il y a, dit-elle, "une forte tradition positiviste des généralistes vis-à-vis des médicaments". 

 

Médicaments cache-misère

"La croyance dans les progrès de la médecine et de ses techniques est très forte en France. Par ailleurs, les médecins écoutent assez peu les doléances de leurs patients concernant  les effets secondaires de tel ou tel produit, ils échangent peu entre eux sur leur pratique. Ils subissent également une pression importante des labos et survalorisent le savoir des spécialistes. Tout cela mis bout à bout amène à des ordonnances parfois très longues avec des renouvellements automatiques de médicaments qui ne sont jamais remis en cause”. Anne Vega considère ainsi que cette tradition positiviste retentit sur la formation des futurs médecins, et oriente la plupart des enseignements. "La formation en pharmacologie est peu présente dans l’enseignement des futurs médecins, ceux-ci ne développent donc pas de sens critique sur les médicaments et s’interrogent peu sur leurs pratiques de prescription.” 

Et la boucle est bouclée…Outre cette tradition positiviste vis-à-vis du médicament, ce-dernier sert aussi de cache-misère pour le généraliste. Il permet d’une part bien sûr de soulager le patient, "comme s’il y avait une obligation de satisfaire le patient." "Le recours au médicament permet ainsi de construire une relation avec le patient et de lui montrer que sa plainte est prise en compte", explique-t-elle dans son étude.

Mais prescrire beaucoup de médicaments permet aussi au médecin de se rassurer. Anne Vega estime ainsi que la sur-prescription a trois usages palliatifs pour le thérapeute : contre la fatigue, les usures et la peur de la surinfection ou de la mort (Voir la vidéo pour plus de détails).

 


 

Les généralistes ont également tendance, explique l’étude, à "médicaliser certains problèmes sociaux". En effet, pendant leur formation, ils n’ont pas toujours été confrontés au “doutequi caractérise particulièrement la médecine générale. Face à un problème qui ne permet pas toujours d’établir un diagnostic et de lancer un traitement, les médecins trouvent là encore la réponse dans le médicament. “Les médecins interviennent dans les domaines de plus en plus étendus de la vie. Par exemple, il est souvent question de problèmes de couple ou de fatigue. Des problèmes que les médecins gèrent avec des médicaments en diagnostiquant des dépressions alors qu’il s’agit plutôt de souffrances sociales.”

 

Soigner n’est parfois pas la priorité

Qu’est-ce qui explique alors qu’il y ait quand même de grosses différences d’attitudes entre les prescripteurs ? Qu’est-ce qui distingue un petit prescripteur d’un très gros ?

"Ils se distinguent par leur motivation à être devenus médecins et leur vision du patient, répond Anne Vega. Les plus petits prescripteurs sont ceux qui avaient d’emblée des motivations professionnelles plutôt tournées vers le patient, l’envie d’améliorer la qualité des soins, avec une vision positive des patients. Dans leur parcours, ils ont multiplié les expériences avant de s’installer (dispensaires, PMI, planning familial …), ils se sont reformés pour pallier le manque de formation initiale et ont adopté une vision plus critique du médicament. Aujourd’hui, ils travaillent plus lentement, échangent davantage avec les patients et avec leurs confrères, ils misent sur la coordination, et ils s’interrogent beaucoup sur la pertinence de leurs prescriptions, ce qui permet en effet de modérer leur ordonnance.”

Quid alors du gros ou très gros prescripteur ? Est-il forcément moins empathique avec le patient ? "C’est une affirmation qui peut choquer mais tous les médecins ne sont pas uniquement portés par l’amélioration de la qualité de vie du patient, par les soins des populations, etc." (Voir la vidéo pour plus de détails.)

 


 

Cependant, la majorité des médecins restent des prescripteurs moyens. Le profil type qu’elle établit est le suivant : "ce sont des médecins qui doutent beaucoup, infériorisent leur savoir et leurs compétences et vont donc avoir tendance à beaucoup déléguer aux spécialistes. Ils ont par ailleurs une vision positiviste des médicaments et c’est chez eux qu’on retrouve les prescriptions pour des rhumes par exemple. Ce sont des médecins qui utilisent l’ordonnance pour se rassurer et gérer l’incertitude." Cette analyse est bien sûr très iconoclaste, souligne la chercheuse, et les profils de prescripteurs peuvent évoluer dans le temps et en fonction de la patientèle. "Le plus souvent d’ailleurs, les médecins ne se reconnaissent pas dans un profil en particulier mais dans plusieurs."

Pour pallier ces grosses différences de prescriptions et réduire aussi le nombre de prescriptions inutiles, Anne Vega préconise une meilleure formation des médecins, en introduisant davantage de sciences humaines et en valorisant par le concours les futurs médecins dont la motivation est essentiellement "soignante”. "Sinon, dit-elle, il y a effectivement un risque que les ordonnances soient utilisées pour autre chose que le besoin des populations.” Elle plaide également pour le développement de stratégies critiques vis-à-vis des médicaments et des laboratoires pharmaceutiques. Enfin, et sur ce point vous serez nombreux à la rejoindre, elle conseille à la Caisse de simplifier ses RIAP (relevés individuels d’activité et de prescription) pour que les médecins puissent s’y retrouver plus facilement.


* étude post-doctorat sous la responsabilité du CNRS-Inserm-EHESS CNRS en réponse à un appel d’offres lancé par l’assurance-maladie (Anne Vega a choisi elle-même son sujet de recherche)


Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : C. Alvarez et M. Debry