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DSM 5 : la dérive médicamenteuse de la souffrance psychique

Dans un essai critique sur le DSM*, le Pr Maurice Corcos, professeur de psychiatrie infanto-juvénile à Paris V René Descartes, responsable du département de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte de l’Institut mutualiste Montsouris, dénonce « la captation par la science mathématique du psychisme humain ».

 

Egora.fr : Pourquoi publier ce livre aujourd’hui ?

Pr Maurice Corcos : Le DSM, appelé familièrement « la bible », sans qu’on prenne conscience du ressort moral de ce qualificatif, décide qui a une maladie mentale et qui n’en a pas, et cette passion classificatoire est en train de prendre, avec le DSM 5, des proportions qui doivent nous interroger sur la science sans conscience des personnes qui la défendent. Dès qu’une maladie est définie, un traitement pharmacologique ou une thérapie adaptative sont rapidement prescrits. De plus, les définitions du DSM sont extrêmement larges, conduisant à des diagnostics injustifiés. La prévalence réelle de l’hyperactivité avec déficit de l’attention n’atteint certainement pas les sommets observés aux Etats-Unis et au Canada, où la prescription de Ritaline est considérable, avec des effets délétères possibles sur la croissance et le développement. Avec le DSM 5, le diagnostic de dépression majeure serait porté dès lors que les symptômes persistent deux semaines, quelle que soit leur cause : deuil, divorce… C’est aberrant. L’American Psychological Association (APA) a lancé une pétition, qui a été signée par près de 5 000 psychologues, pédiatres et psychiatres, pour s’élever contre certains aspects de cette catégorisation, qui semble répondre parfois à une logique économique. Mais le plus grave est que cela correspond à une révolution épistémologique majeure. La psychiatrie est en train de se neurologiser, au détriment de la compréhension psychopathologique des troubles mentaux  et de leur caractère non définitif.

Comment expliquez-vous cette évolution ?

Il y a un effet de balancier, après la psychanalyse triomphante et arrogante des années 60. Bon nombre des psychiatres qui participent au groupe de travail du DSM ont des conflits d’intérêt majeurs et je crois qu’ils n’ont pas suffisamment conscience de la manière dont l’industrie exerce son influence pour ne publier que les essais dont les résultats sont positifs. Ainsi, pendant des années on a dit que les antidépresseurs étaient efficaces chez les adolescents. Mais les résultats négatifs n’étaient pas publiés. La FDA considère aujourd’hui que, en dehors des épisodes dépressifs majeurs et des troubles bipolaires, les antidépresseurs ne sont pas le traitement de première intention de la dépression de l’adolescent. Le manque de temps, le penchant pour la simplification, la peur de la folie, expliquent aussi que beaucoup de praticiens privilégient ces pratiques automatiques, au lieu de prendre le temps de rencontrer les patients et d’explorer leur souffrance. L’enseignement en psychiatrie des étudiants en médecine repose sur  le DSM. Les patients, eux-mêmes, acceptent très bien qu’on leur dise qu’ils ont une vulnérabilité biologique plutôt qu’une difficulté à gérer, dans la complexité actuelle de la vie, les relations humaines. Tout concourt à participer à la médicalisation de la souffrance psychique.

Mais on a besoin, malgré tout, de médicaments et de catégories diagnostiques précises pour pouvoir les évaluer.

Bien sûr, mais si les critères de diagnostic sont trop larges et incluent des patients hétérogènes, les résultats ne signifient plus rien. Par exemple le  DSM 5 définit le syndrome de psychose atténuée. Cela signifie que des enfants et des adolescents ayant des troubles neuro-développementaux non spécifiques, vont recevoir des neuroleptiques, ayant des effets sur le développement et la croissance, parce que l’on anticipe le fait qu’ils pourraient développer une schizophrénie. La définition de ce syndrome est beaucoup trop vague pour entreprendre des essais médicamenteux. La forte augmentation de la prescription des antipsychotiques aux USA est préoccupante. On ne tient plus compte des singularités et des détails, on réduit les processus à des traits, puis à des troubles, on évite la complexité des dynamiques.

Vous reprochez les excès du DSM, mais êtes-vous opposé à toute classification ?

Je suis pour que le DSM redevienne ce qu’il était, c’est-à-dire un outil de recherche et non de diagnostic clinique. La psychiatrie est une exception dans la médecine. Il n’existe pas de tests biologiques, d’imagerie. La psyché, l’humeur sont beaucoup trop complexes pour être assimilables à la pression artérielle ou au taux de cholestérol. Il n’y a rien de plus variable qu’une norme, même biologique, surtout si ce sont des données économiques qui en fixent le seuil. En témoigne la polémique sur les niveaux de  cholestérolémie nécessitant un traitement par statines. Le Docteur Régier, vice-président du groupe de travail du DSM 5, veut éliminer ce qu’il appelle « les zones grises » oubliant que nous sommes tous pétris d’ambivalence, ni totalement sains, ni totalement fous, parce qu’à la fois pulsionnels et raisonnables. Les psychotropes ont des effets symptomatiques indispensables pour soulager certaines souffrances, mais ils n’ont pas révolutionné le traitement étiologique des maladies mentales. Pour traiter quelqu’un qui souffre, il faut de l’engagement et du temps.

Comment concilier cette approche avec l’évolution de la démographie médicale et éviter de renforcer ce que vous appelez « le ghetto de la psychanalyse bourgeoise » ?

C’est un choix politique de savoir si la démocratie c’est aussi la santé pour tous. Il y a des inégalités majeures de prise en charge selon le statut socio-économique. C’est d’autant plus injuste que la pauvreté augmente le risque de troubles mentaux… Je serais favorable à ce que les psychiatres puissent orienter les patients atteints de psychopathologies ne requérant pas a priori de médicaments, ni d’hospitalisation, vers des psychologues, dont les consultations seraient remboursées. Malheureusement, la rapidité du monde moderne, la puissance de l’argent, la peur de l’autre, la peur du fou sont en train de s’accentuer et je crains que le mouvement de protestation que l’on observe actuellement ne soit qu’un feu de paille.


Note. Le DSM V devait sortir initialement en 2012. Sa parution a été reportée à mai 2013. La version provisoire peut être consultée sur le site : http://www.dsm5.org
 
* L’homme selon le DSM. Le nouvel ordre psychiatrique. Editions Albin Michel 

Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : Entretien Dr Chantal Guéniot