Suite au dossier paru dans "Sciences et Avenir" concernant les liens entre psychotropes et maladie d’Alzheimer, le Pr Bernard Bégaud, pharmacologue et épidémiologiste à l’université de Bordeaux 2 et auteur principal de l’étude mentionnée dans le mensuel, revient sur les risques attribuables aux psychotropes. Il prend de la distance par rapport au dossier de "Sciences et Avenir" et dénonce l’immobilisme des pouvoirs publics.

Pourquoi les résultats de votre étude scientifique sur les benzodiazépines et la maladie d’Alzheimer ont-ils été présentés dans un journal grand public ?

Nos résultats ne sont pas vraiment présentés dans ce dossier. Nous n’avons pas voulu communiquer sur notre étude parce qu’elle n’est pas terminée,  n’a pas encore été soumise à publication et encore moins acceptée. Sciences et Avenir a mené un gros travail d’investigation et rassemblé beaucoup de données, publiques ou non. Il faut cependant penser aux malades, dont certains ont réellement besoin de ces médicaments. Ce battage médiatique peut avoir des effets dévastateurs en les poussant à arrêter brutalement leur traitement au risque de faire un syndrome d’anxiété généralisée.

Je tiens à préciser que cette étude n’est pas mon étude, mais le travail d’une équipe, que l’association constatée ne signifie pas qu’il y ait une relation de cause à effet et que les pouvoirs publics disposent déjà depuis longtemps de tous les éléments nécessaires pour agir. Dans le rapport de l’Opeps de 2006 il y avait déjà tout : la consommation tout à fait anormale des psychotropes en France, les causes probables de cette surconsommation et ses effets néfastes potentiels, avec notamment le risque de chutes, dont le coût est considérable, et un chapitre sur la maladie d’Alzheimer, où étaient reprises les six études prospectives en population générale publiées jusque là.

Une modélisation indiquait que si les conclusions de la majorité de ces études étaient correctes, il y aurait chaque année plusieurs milliers de cas de démence induits par les benzodiazépines en France. Ce rapport a été remis à l’Opeps et à la presse et il ne s’est strictement rien passé, alors que l’article de Sciences et Avenir, qui présente des données identiques, fait l’effet d’une bombe.

Quelles réserves peut-on émettre vis à vis de ces études ?

La critique la plus forte est celle d’un biais protopathique : la maladie commence par une phase préclinique, pendant laquelle  des symptômes d’insomnie et de dépression  peuvent survenir, et on ne peut exclure que la prescription de benzodiazépines soit liée à ces symptômes. Cependant, si une étude est suffisamment longue pour inclure des personnes ayant commencé à consommer des benzodiazépines plus de 15 ans avant le diagnostic de la maladie, le biais protopathique devient très peu probable. Nous sommes dans ce cas de figure avec notre étude.

Les benzodiazépines pourraient également raccourcir le délai pour que la maladie s’exprime ?

Tout à fait. Il est possible que de petites altérations infracliniques soient présentes très longtemps avant que les signes francs de la maladie se manifestent. Il est bien démontré que la stimulation intellectuelle est un facteur protecteur, peut être justement parce qu’elle aide le cerveau à s’adapter à cette destruction progressive. Les benzodiazépines, qui ont un effet sédatif, pourraient contrecarrer cette stimulation protectrice.

Y a-t-il des arguments expérimentaux en faveur du rôle des benzodiazépines ?

A ma connaissance, non. Je ne sais pas si une étude chez l’animal serait faisable mais elle constituerait la preuve irréfutable qui nous manque aujourd’hui.   

Que faudrait-il faire ?

 Il faut que les pouvoirs publics se saisissent de ce problème, réunissent des experts internationaux pour qu’ils analysent  les six études qui montrent un lien entre maladie d’Alzheimer et benzodiazépines et les notent selon leur degré de fiabilité. Soit ces études sont entachées de biais et la relation est un artéfact. Soit les conclusions de ces études sont vraies, en tout ou partie, et nous sommes devant un problème de santé publique majeur. Mais comme rien n’a été fait depuis des dizaines d’années, les pouvoirs publics sont dans une position délicate.  La France consomme deux à quatre fois plus de benzodiazépines que les autres pays. Plus de 30 % des personnes de plus de 65 ans en prennent et souvent de manière très prolongée.

Pourquoi cette exception française ?

Il y a 8 à 10 fois moins d’heures d’enseignement sur les médicaments au cours des études médicales que dans d’autres pays européens, comme l’Angleterre ou les Pays-Bas, et les médecins sont formés ensuite par la visite médicale. A cela s’ajoute la durée des consultations en médecine générale. 80 à 90 % des troubles psychiatriques sont pris en charge par les généralistes. Du fait de situations familiales ou sociales difficiles, de nombreuses personnes ont des symptômes psychosomatiques (troubles digestifs, palpitations…), qui donnent lieu à la prescription de psychotropes, faute de temps pour les prendre en charge différemment. C’est une réponse systématique et simple à un plainte qui, dans d’autres pays serait traitée différemment.

De plus, on n’a jamais appris aux médecins comment arrêter un traitement psychotrope. Si l’arrêt est brutal, il peut y avoir un syndrome de sevrage ou un rebond, avec une anxiété importante ou une insomnie. Donc on prescrit à nouveau  et le traitement est installé pour des années. Les benzodiazépines peuvent, certes, être utiles, mais on les arrête d’autant plus facilement que le traitement a été bref. Il faut réduire progressivement les doses et prévenir le patient qu’il  va mal dormir pendant quelques jours, mais qu’après cela ira mieux.  Malheureusement, rien n’est fait pour que les règles qui existent sur les durées  de prescription des benzodiazépines soient respectées.

Pourtant limiter la prescription des benzodiazépines irait  dans le sens d’une réduction des dépenses de santé ?

Il serait possible de diminuer d’un bon tiers la facture des médicaments en France sans faire perdre la moindre chance aux malades. Mais l’Assurance maladie n’a pas un raisonnement de santé publique. Dans le cas du Médiator, des médecins de l’ Assurance maladie avaient alertés l’Agence du médicament dès 1998. Mais ce médicament a continué à être pris en charge à 65 %, jusqu’en 2009 ! Pour ce seul médicament, le coût des prescriptions abusives et de leurs potentielles conséquences néfastes se chiffre en centaines de millions d’euros. 

Trois rapports ont dénoncé la consommation abusive de psychotropes en France : le rapport Legrain, il y a plus de 20 ans, le rapport Zarifian, en 1996, et le rapport de l’Opeps en 2006.  Il n’y a pas eu la moindre mesure, pas la moindre campagne. Même si les benzodiazépines ne coûtent pas très cher, leur prescription représente tout de même quelques centaines de millions d’euros par an. Mais ce qui pèse le plus lourd, ce sont les conséquences de ces prescriptions abusives. Nous sommes sur ce plan dans un pays complètement irrationnel.

Source :
http://www.egora.fr/
Auteurs : propos recueillis par le Dr Chantal Guéniot