« Je constate qu’il y a un faisceau d’indices extrêmement lourd qui indique une responsabilité première et directe des laboratoires Servier dans ce drame du Mediator », a réagi samedi le ministre de la Santé, Xavier Bertrand, à la remise du rapport de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) sur ce qu’il nomme un « scandale sanitaire ».

Outre l’industriel, le rapport, circonstancié et très à charge, cible clairement l’Agence du médicament (ex-Afssaps),  « inexplicablement tolérante à l’égard d’un médicament sans efficacité thérapeutique réelle » et le système de pharmacovigilance « incapable d’analyser les graves risques apparus en termes de cardiotoxicité du Mediator ». Les inspecteurs sont formels : « Dans cette affaire, ce n’est pas l’excès de principe de précaution qui est en cause, mais le manque de principe de précaution ».

Le rapport très attendu des trois inspecteurs menés par Aquilino Morel, un ancien du cabinet de Bernard Kouchner lorsqu’il était ministre de la Santé, ne ménage pas grand monde, ni les laboratoires Servier, ni l’Agence du médicament qui deviendra en 1999 l’Afssaps dans le décours de l’affaire du sang contaminé. Les politiques sont, néanmoins, relativement tenus à l’écart, ce qui tient sans doute au fait que l’Igas n’a pu pousser ses investigations que dans le champ clos de l’administration.  L’audience des politiques sera du ressort des deux missions parlementaires qui se sont déjà mises au travail, à partir des conclusions de ce premier rapport (un deuxième, portant spécifiquement sur les pistes de réforme, doit lui succéder prochainement). Xavier Bertrand a dressé plusieurs pistes de réforme (lire article suivant) qui devront être explorées par l’Igas, les deux missions précitées et une série de rencontres prévues avec tous les acteurs du médicament.

Les laboratoires Servier, qui n’ont pas été entendus par l’Igas, n’ont pas encore formellement construit une riposte, au-delà d’un court communiqué, face à cette charge accusatrice. Dans ce communiqué, ils « prennent acte » des premières conclusions et « s’étonnent des responsabilités que semblent leur faire porter les conclusions du rapport d’enquête de l’Igas sur le Mediator et qui ne leur paraissent pas conformes à la réalité ». Ils souhaitent « avoir l’opportunité de montrer qu’ils ont toujours travaillé en étroite collaboration avec les instances de pharmacovigilance et les autorités de santé, dont ils ont scrupuleusement appliqué toutes les décisions ».

Son laboratoire faisant l’objet de très nombreuses plaintes de patients ayant pris du Mediator, Jacques Servier a été cité à comparaître le 11 février prochain au tribunal correctionnel de  (Hauts-de-Seine), annonce Le Figaro dans son édition de lundi. Sont également cités, les laboratoires Servier et Biopharma, qui ont commercialisé le Mediator, mais aussi des personnes physiques, comme le directeur général délégué et le pharmacien responsable. Selon le Figaro, « le choix de cette procédure devrait permettre un jugement beaucoup plus rapide qu’au pénal ».

Les points principaux du rapport de l’Igas :

I – Pour les rapporteurs, les laboratoires Servier ont épousé une stratégie de positionnement « en décalage avec la réalité pharmacologique de ce médicament ».

L’Igas soupçonne en effet le laboratoire, dès la mise sur le marché du Mediator, en 1976, d’avoir tout tenté pour  »présenter ce médicament non comme ce qu’il est peut être, un adjuvant au traitement des hyperlipidémies et du diabète de diabète II, et non comme ce qu’il est à coup sûr, un puissant anorexigène ». Les rapporteurs s’appliquent ensuite à démontrer, preuves scientifiques à l’appui, que  les laboratoires auraient déployé durant 35 années, une stratégie destinée à dissimuler le fait que le benfluorex – le principe actif du Mediator – était un précurseur de la Norfenfluramine, molécule suspectée depuis 1995 de favoriser l’apparition d’hypertension artérielle pulmonaire (HTA). Et ils auraient poussé à poursuivre, donc, la commercialisation du Mediator en en obtenant la reconnaissance en tant que médicament anti-diabétique. 

« Pour reprendre  une expression revenue à plusieurs reprises dans les témoignages recueillis par la mission, elle (cette stratégie) a « anesthésié » ces acteurs de la chaîne de médicament et même, selon deux anciens présidents de commission d’AMM, elle les a « roulés dans la farine », écrit l’Igas.

 

II – Une tolérance « incompréhensible » de l’Agence du médicament à l’égard du Médiator.

La charge contre l’Agence du médicament est féroce. « A aucun moment pendant cette longue période, aucun des médecins expertspharmacologues, internes ou externes à l’Agence (du médicament, puis des produits de santé. Ndlr), n’a été en mesure de conduire unraisonnement pharmacologique clairvoyant et d’éclairer ainsi les choix des directions

générales successives.  Surchargée de travail, empêtrée dans des procédures juridiques lourdes et complexes, en particulier à cause de l’articulation de ses travaux avec l’Agence européenne, bridée par la crainte des contentieux avec les firmes, l’Agence est apparue à la mission, dans le cas étudié, comme une structure lourde, lente, peu réactive, figée, malgré la bonne volonté et le travail acharné de la plupart de ses agents, dans une sorte de bureaucratie sanitaire ».

Plus loin, dans les conclusions, les rapporteurs notent  « un certain nombre d’anomalies majeures de fonctionnement ont été identifiées, en particulier la confirmation à la firme d’une autorisation de mise sur le marché en 1997, contraire à la décision prise quelques mois auparavant, notification qui n’a pu être prise que sur l’instruction d’un des responsables de la direction de l’évaluation ».

 

III – Les graves défaillances de la police du médicament

Dans sa troisième partie,  l’Igas dénonce « les graves défaillances du système de pharmacovigilance ». Ce dispositif a « failli à sa mission qui est d’identifier et d’instruire, sans un délai raisonnable, et afin d’éclairer la décision des responsables sanitaires, les cas d’effets indésirables graves liés à l’usage du médicament », accuse-t-elle. Ainsi les comités techniques de pharmacovigilance (Ctpv) ont-ils abordé à de très nombreuses reprises, à partir de mai 1995, la potentielle dangerosité du benfluorex  et l’existence d’un mésusage, sans que ce point ne soit officiellement inscrit à l’ordre du jour,  et cela « pendant 10 ans » et « en dépit de 17 réunions du Cptv ».

La mission estime que le retrait du Mediator aurait dû être décidé  dès 1999, compte tenu de la notification de deux cas graves, du retrait du benfluorex en Italie et en Espagne, de l’existence d’un métabolite commun,  la norfenfluramine, entre le benfluorex et les fenfluramines et de la toxicité connue des fenfluramines. Malgré le repositionnement du dossier Benfluorex dans son ensemble par la Commission nationale de pharmacovigilance en mars 2007 – certains membres allant même jusqu’à se prononcer sur un bénéfice-risque défavorable- la commission d’AMM (autorisation de mise sur le marché) ne propose pas le retrait du produit.  Les inspecteurs de l’Igas disent à ce propos avoir « eu connaissance  des pressions exercées par des personnes appartenant aux  laboratoires  Servier ou ayant des liens d’intérêt avec eux sur des acteurs ayant participé à l’établissement de la toxicité du Mediator », en prévenant qu’elle procédera à un signalement de ces pratiques à l’autorité judiciaire.

Dans sa conclusion, le rapport met ainsi en avant « le poids des liens d’intérêt des experts contribuant aux travaux de l’Afssaps », liens financiers ou d’autres natures. Selon l’Igas, « par une coopération institutionnelle avec l’industrie pharmaceutique qui aboutit à une forme de coproduction des expertises et des décisions qui en découlent », l’agence de sécurité sanitaire «  se trouve structurellement et culturellement dans une situation de conflit d’intérêt ».

Sans exonérer totalement de leur responsabilité les directeurs généraux qui se sont succédés à la tête de l’Agence du médicament, l’Igas estime qu’aucun de ceux-ci n’a été informé de manière correcte sur le sujet du Mediator, ni sur les caractéristiques pharmacologiques, ni sur la réalité des effets indésirables et cela jusqu’à fin 2010. Pour autant, ils ont géré « avec lenteur les déremboursements de médicaments à service médical rendu insuffisant, aboutissant dans le cas du Mediator à des résultats inverses de ceux recherchés ».

De la même manière, selon les Drs Anne-Carole Bensadon, Aquilino Morelle et M.Etienne Marie, les ministres successifs n’ont eu connaissance d’aucune information sanitaire sur le risque du Mediator avant que la décision de suspension ne soit imminente,  mais ils « auraient dû être plus attentifs à la nécessité de renforcer et de rendre plus efficace ce dispositif ». 

Le rapport pointe également du doigt « les vicissitudes de la réévaluation du Mediator ». Ainsi en juillet 2007, l’Agence supprime la première indication du médicament, celle relative aux troubles du métabolisme des lipides (compte tenu des alternatives qui existent) mais maintient l’indication du traitement dans le diabète avec surcharge pondérale.  Mais cette décision de restriction des indications n’a pas de portée sur les prescriptions réélles, et les prescriptions hors AMM explosent (70 %). Par ailleurs,  le Mediator échappe à partir de 2003 aux vagues de déremboursement de médicaments. Pour l’indication hypertriglycérididémies,  l’avis de SMR  est insuffisant mais l’Afssaps maintient un bénéfice-risque positif pour l’indication relative au diabète dans l’attente des résultats d’une étude dirigée par le Pr Moulin (qui tend à démontrer son efficacité dans la stratégie thérapeutique du diabète). Il faut attendre le 30 novembre 2009 pour que l’Afssaps suspende définitivement le Mediator, au vu des résultats de sécurité très défavorables de l’étude Regulate (3ème étude menée par le Pr Moulin) et de l’étude cas témoins menée à Brest. 

Télécharger  le rapport de l’Igas, « enquête sur le Mediator »