Intelligence artificielle, délégation de tâches… De nouvelles solutions existent pour dépister précocement les surdités. Le rôle des médecins généralistes est aussi amené à évoluer, pour le dépistage et la prescription de l’audioprothèse. Par ailleurs, les spécialistes tirent la sonnette d’alarme sur la chirurgie ORL pédiatrique, suite à de nouvelles contraintes en anesthésie. Enfin, des progrès thérapeutiques sont réalisés dans plusieurs grandes pathologies comme la polypose nasale ou les acouphènes. A l’occasion de la 129ème édition du congrès de la Société française d’ORL et de chirurgie de la face et du cou (SFORL), qui s’est tenue du 4 au 7 octobre à Paris, le Pr Vincent Darrouzet* (CHU de Bordeaux), président du congrès et du Conseil national professionnel (CNP) ORL, fait le point.
Egora : La surdité et son impact sur les fonctions cognitives sont-ils de mieux en prévenus ?
Pr Vincent Darrouzet : En tant qu’ORL et président du Conseil national professionnel (CNP) ORL, l’accès à l’audioprothèse est au coeur de nos préoccupations. Les publications s’enchaînent pour démontrer qu’appareiller les gens précocément diminue le risque de dégradation cognitive. Il s’agit bien sûr d’équiper les personnes étant au seuil du déficit cognitif (65 à 80 ans) car au-delà c’est trop tard. La surdité comme l’ensemble des troubles sensoriels contribuent largement à ce déclin. C’est également le cas des vertiges chroniques. Lorsqu’ils guérissent, les troubles cognitifs disparaissent. Les connexions centrales entre les centres de l’audition, de la cognition, du langage, de la concentration, de la lecture et de la mémoire sont maintenant bien connus. En cas d’absence de perception du monde sonore et d’échanges verbaux dans le milieu familial ou social entourant le patient, la fatigue cognitive s’installe progressivement et au-delà d’un certain temps, c’est irréversible.
Le 100% santé a considérablement facilité l’accès à l’audioprothèse. Chaque trimestre, 450 000 aides auditives sont vendues et cela reste soutenu. Plus de la moitié sont gratuites pour les patients ayant une mutuelle. Les personnes y renonçant sont celles n’ayant pas conscience de leur déficit auditif. Elles refusent l’idée d’être sourd. Psychologiquement, l’appareil auditif reste encore une marque de handicap.
Quel est le rôle du médecin généraliste ?
Il a un rôle essentiel de détection. Le Dr Damien Bonnard (CHU Bordeaux) a validé un questionnaire très simple en 10 items pouvant être utilisé en salle d’attente. Il permet de dépister une gêne auditive, souvent ignorée ou refusée, pouvant conduire à un appareillage. En aval de ce dépistage, une étape diagnostique médicale par un ORL est nécessaire pour identifier des anomalies tympaniques, détecter des surdités de transmission opérables ou des surdités relevant d’une pathologie évolutive (neurinomes de l’acoustique, cholestéatomes, otites chroniques…) nécessitant un traitement avant appareillage.
Nous avons un grand besoin des médecins généralistes car nous subissons un vrai choc démographique. Il se trouve que nous avons co-construit avec le Collège de la médecine générale (CMG), un “diplôme d’otologie médicale” pour leur permettre de primoprescrire une aide auditive dans le cadre de la presbyacousie simple au-delà de 60 ans. Il s’agit d’une formation calibrée de 11h s’effectuant en CHU ou dans les centres ayant une activité audiométrique importante. Nous espérons qu’un jour, un grand nombre de médecins généralistes se formeront, même si c’est une profession aujourd’hui en souffrance.
Quelles solutions pour pallier le manque de temps médical ?
Le CNP ORL travaille en ce moment avec les syndicats d’audioprothésistes pour faire émerger des solutions permettant aux gens isolés chez eux ou en maisons de retraite, trop éloignés en temps ou en distance des ORL ou d’un médecin généraliste formé, d’avoir accès à une audioprothèse dans des délais raisonnables. Trois solutions sont sur la table. La première est l’audiométrie par IA qui est une vraie révolution. Le patient est installé avec un casque sur les oreilles et un vibrateur derrière celles-ci. Il réalise tout seul un audiogramme complet d’une précision audiométrique de très haut niveau. Des tests comparant les audiogrammes effectués par des médecins et infirmières diplômées en audiométrie et ceux issus de l’IA ont montré que les résultats obtenus sont équivalents. Cette technologie permet de libérer le temps médical, notamment spécialisé !
La deuxième solution est le recrutement d’assistants médicaux infirmiers par les ORL libéraux. Cette délégation, courante en milieu hospitalier pourrait parfaitement être déployée en libéral. La troisième est une délégation de l’audiométrie à l’audioprothésiste associée à une téléconsultation ORL, ce qui ne va pas sans poser des problèmes de conflits d’intérêt. Des expérimentations de ce type vont être déployées dans les déserts médicaux. C’est tout l’objet des travaux que nous menons avec détermination.
Quels sont les retentissements des troubles du sommeil sur l’oreille interne ?
Ils sont très importants. Les troubles du sommeil entraînent de l’hypoxie et l’oreille interne est la partie du cerveau qui y est la plus sensible. Dans la plupart des maladies vertigineuses, en particulier dans la maladie de Ménière, il a été démontré que les patients ayant un syndrome d’apnée du sommeil ont des crises très invalidantes. Et lorsqu’ils sont appareillés, leurs crises disparaissent ou s’amenuisent. Les troubles du sommeil sont également un facteur de risque important de surdités d’apparition brutale. L’oreille interne peut perdre de 10 à 50 dB d’un coup par un déficit hypoxique lié à la qualité du sommeil. Un patient restant avec une oreille complètement bouchée pendant 3 ou 4 jours, sans traitement corticoïdes dans les 48h, risque de garder sa surdité. Non seulement elle ne sera pas forcément appareillable mais elle pourra s’accompagner d’acouphènes.
Quelle est l’actualité en ORL pédiatrique ?
La Société française d’anesthésie et réanimation a émis des recommandations de bonne pratique en mars 2023 sur l’anesthésie pédiatrique. Celles-ci sont extrêmement pertinentes mais elles imposent aux anesthésistes des contraintes minimales de formation en pédiatrie, un encadrement soignant minimal en bloc opératoire et une logistique spécifique à l’enfant dans les établissements de soins. Nous observons avec inquiétude que certaines équipes anesthésistes et certains directeurs de cliniques privées, semblent vouloir saisir l’occasion de ces réformes pour se désengager de l’ORL pédiatrique, en vérité peu rentable. Notre spécialité est ciblée car nous traitons des enfants très jeunes, aux voies respiratoires fragilisées et donc plus à risque d’accidents. Or, la majorité des anesthésies pédiatriques sont en lien avec une pathologie ORL dans deux indications majeures, essentielles pour l’avenir d’un enfant. D’une part, la surdité en lien avec l’otite muqueuse nécessitant la pose d’un petit aérateur transtympanique. L’acquisition du langage est ici en danger. Et d’autre part, les syndromes d’apnée générés par une hypertrophie amygdalienne. L’hypoxie peut dans ce contexte laisser des séquelles intellectuelles et morphologiques importantes (croissance faciale, dentition…). Nous travaillons avec le CNP des médecins anesthésistes pour trouver des solutions. J’ai bon espoir de réussir à mobiliser tout le monde sur ce sujet particulièrement grave.
La prise en charge de la polypose nasale a-t-elle évolué ?
La corticothérapie locale en continu (spray associé aux lavages de nez quotidiens) est au centre du traitement de la polypose nasale. Dans ses formes invalidantes, cette maladie inflammatoire des sinus ethmoïdaux peut nécessiter un geste chirurgical, parfois décevant. Aujourd’hui, les anticorps monoclonaux ont montré leur efficacité et permettent, dans les formes très sévères, de traiter médicalement les malades. Les indications doivent être très précises car ces traitements innovants sont extrêmement coûteux.
Quelles sont les nouveautés dans la prise en charge des acouphènes ?
Cette thématique très forte a bénéficié d’approches multidisciplinaires extrêmement intéressantes réunissant toute une équipe autour du patient acouphénique : sophrologue, audioprothésiste, ORL, orthophoniste. Pour l’instant, appareiller avec des bruiteurs diminuant la perception de l’acouphène est important même chez les personnes entendant normalement. Le psychisme doit également être pris en charge car un sifflement aigu permanent agit sur les capacités de concentration et sur la cognition au sens large. D’ailleurs, la Haute Autorité de santé (HAS) m’a demandé de missionner un groupe d’experts pour établir des recommandations sur la prise en charge des acouphènes sévères. Le Pr Hung Thai-Van dirigera ces travaux.
* Le Pr Vincent Darrouzet déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données de cet article.
[D’après le 129e congrès de la Société française d’ORL et de chirurgie de la face et du cou (SFORL, Paris, 4 au 7 octobre).]
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Source :
www.egora.fr
Auteur : Alexandra Verbecq
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