Soigner n’est pas donner la mort, ont rappelé avec force 13 organisations représentant 800 000 soignants français, le 16 février dernier, alors que le pays pourrait prochainement légaliser l’aide active à mourir. En pleine concertation, la ministre déléguée à l’Organisation territoriale et aux Professions de santé, Agnès Firmin Le Bodo, en charge de ce dossier difficile, a entrepris un tour d’Europe pour peser le pour et le contre des différents modèles adoptés par les états voisins, et comprendre leur articulation avec les soins palliatifs. Egora.fr l’a suivie en Belgique, où l’euthanasie, mise en place il y a plus de vingt ans, repose presque entièrement sur les épaules des médecins. Deux d’entre elles, l’une pratiquant les euthanasies, l’autre les refusant, ont témoigné de leur ressenti.

 

“C’était une dame qui se battait depuis dix ans contre un cancer de l’ovaire, évoque la Dre Isabelle Mathieu. Elle s’était vraiment battue et elle n’en pouvait plus. Elle n’avait plus aucune qualité de vie, elle était super douloureuse. Elle pensait à l’euthanasie depuis longtemps, elle savait qu’au moment où ça n’irait plus, elle la demanderait, en accord avec son compagnon. Mais elle avait deux enfants, de 15 et 18 ans, et c’était compliqué parce qu’ils avaient l’impression que leur mère allait les abandonner. Toute l’équipe a entouré cette famille, tout au long de ce chemin, qui s’est fait naturellement. Je me rappelle très bien le jour où on a fait l’euthanasie. Elle s’était faite toute belle. Ses deux enfants lui tenaient la main, assis de part et d’autre du lit, son compagnon à côté. Elle leur souriait, elle avait un sourire magnifique. Je me rappelle une réflexion de sa fille : ‘Maman, ça fait des mois que je ne t’avais plus vue sourire’. Il y avait une sorte de sérénité dans ce moment. Et elle s’est endormie paisiblement, en tenant la main de ses enfants.”

 

“Les généralistes sont démunis, parce qu’ils sont seuls”

Médecin nucléariste au CHU de Namur, Isabelle Mathieu fait référence en matière d’euthanasie sur le site de Sainte-Elisabeth. Dans cette institution à l’origine religieuse, la mise en œuvre de la loi du 28 mai 2002 dépénalisant l’euthanasie en Belgique n’allait pas de soi. Mais “c’est un pas qui devait être franchi”, assure le directeur du CHU, Benoît Libert, face à la ministre Agnès Firmin Le Bodo et à la délégation de soignants, de parlementaires, de journalistes et de conseillers ministériels qui l’accompagnent, ce 21 février. “Dans le Namurois, quand la loi est passée, un médecin qui travaillait en soins palliatifs s’est engagé dans l’euthanasie. Très vite, il est devenu celui qui faisaient les euthanasies dans la région, retrace Isabelle Mathieu. En tant que présidente du comité d’éthique médicale, je ne trouvais pas normal qu’on envoie tous les patients chez lui.” La praticienne s’est donc formée durant un an à la pratique de cet acte, avec le forum Eol (pour “End of life”). A son tour, elle est devenue le médecin à contacter, notamment pour les généralistes du territoire. “Je me suis rendue très disponible. J’ai été assez régulièrement appelée par les généralistes pour les accompagner à domicile.”

 

 

En Belgique en effet, d’après le dernier rapport de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, sur les 2966 euthanasies comptabilisées en 2022 (année record), 50,5% ont été pratiquées au domicile, contre 31.8% dans les hôpitaux et unités de soins palliatifs et 16.4% dans les maisons de repos. Pour accompagner les patients autant que les soignants, des plateformes territoriales (Eol en Wallonie, Leif en Flandres) ont été mises en place. Le CHU de Namur s’est d’ailleurs doté de sa propre plateforme, avec des médecins formés, il y a environ un an. Les praticiens de l’établissement peuvent quant à eux solliciter la cellule d’aide à la décision éthique mise en place par le comité.

“Ça reste un geste très compliqué, tous les médecins ne sont pas prêts, reconnaît Isabelle Mathieu. Lorsque les soignants sont interpellés, en général, on s’adresse souvent aux mêmes médecins.” Si, à Sainte-Elisabeth, qui pratique “une dizaine d’euthanasies” par an, la procédure est désormais bien rodée, faisant intervenir médecins, infirmières, psychologues, équipe de soins palliatifs dans un “cheminement” avec la patient et ses proches, en ville, les médecins généralistes sont souvent “démunis, parce qu’ils sont seuls”, pointe Isabelle Mathieu.

 

La clause de conscience “malmenée” ?

La loi de 2002 (article 14) pose le principe d’une clause de conscience, en précisant qu'”aucun médecin n’est tenu de pratiquer une euthanasie”. Si le médecin consulté la refuse, il doit en informer le patient ou la personne de confiance “en temps utile” et transmettre le dossier médical au confrère désigné. Mais en pratique, la clause de conscience serait de plus en plus “malmenée”. Depuis mars 2020, “l’ensemble des hôpitaux et des maisons de retraite sont obligés d’accepter la pratique de l’euthanasie”, pointe le juriste Leopold Vanbellingen. De fait, “un soignant n’a plus la possibilité de travailler dans un lieu qui privilégie d’autres options”.

Soulignant que l’euthanasie n’est plus une “exception” mais une “option thérapeutique” comme une autre, notamment en oncologie, certains soignants dénoncent des “pressions” exercées par le patient, sa famille, voire des collègues. “Dans la tête des gens, plus encore en Flandre qu’en Wallonie, l’euthanasie est devenue quelque chose de normal, à laquelle ils ont droit, témoigne la Dre Jacqueline Van De Walle, généraliste à Beauchevain, près de la frontière linguistique. Un médecin qui ne le fait pas est devenu synonyme de médecin qui va faire souffrir son patient.” Installée depuis 8 ans, la généraliste n’a jamais pratiqué d’euthanasie et refuse systématiquement les demandes de ses patients. “Certains en font même une condition pour être patient chez moi, raconte-t-elle à Egora. Plusieurs sont partis parce que je refusais. Ils voulaient vraiment cette sécurité que je n’allais pas les faire souffrir. Moi, j’étais triste de ce manque de confiance. Mais j’étais bien contente de les perdre car on était sur un chemin où tous les deux, on allait se sentir mal.”

 

“On utilise le médecin à mauvais escient”

Si Jacqueline Van De Walle se refuse à franchir le pas, c’est parce qu’elle considère que ce n’est pas le rôle du médecin. Si à l’origine, la loi a été pensée pour répondre aux souffrances physiques des patients atteints de maladies incurables insuffisamment soulagées par les soins palliatifs, la dépénalisation de l’euthanasie “a ouvert la porte à des euthanasies dans d’autres circonstances, où je trouve qu’on utilise la médecine et le médecin à mauvais escient”, pointe-t-elle. L’année dernière, 59.9% des patients euthanasiés souffraient de cancers. Mais 19.6% des euthanasies avaient pour origine des polypathologies, une combinaison de pathologies, souvent liées à la vieillesse, qui prises individuellement ne sont pas “mortelles” mais mises bout à bout rendent la vie “insupportable”, expose Isabelle Mathieu. Dans 17.3% des cas, d’ailleurs, le décès n’était pas attendu à brève échéance.

Par ailleurs, la souffrance physique seule ne concerne en réalité que 25.4% des cas. La majorité des euthanasies (72.4%) répondent à des souffrances tant physiques que psychiques et 2.2% à des souffrances psychiques uniquement. Vingt-six patients ont été euthanasiés au titre d’affections psychiatriques, dont Shanti de Corte, jeune femme de 23 ans rescapée des attentats de Bruxelles dont le cas a fait polémique. Récemment, des médecins belges ont également autorisé l’euthanasie d’une femme de 50 ans, mère de deux enfants, Nathalie Huygens, victime d’un viol générant chez elle une souffrance psychologique insupportable.

 

 

Toute souffrance est subjective

Au-delà du débat sur le caractère réversible ou non d’une pathologie psychiatrique (telle que la dépression) et de la souffrance qui l’accompagne, les détracteurs de la méthode belge soulignent l’élargissement continu du “spectre de la souffrance”, rendu possible par la “logique de subjectivité promue par la commission de contrôle dès son premier rapport en 2004”, pointe Léopold Vanbellingen. “Ce que le patient dit de sa souffrance fait loi, qui suis-je pour juger et dire à ce patient que sa souffrance est apaisable?”, interprète-t-il. Manifestant son autonomie, le patient est en droit de refuser tout traitement, y compris les soins palliatifs qui doivent légalement être proposés, même si ces derniers auraient pu constituer une réponse à sa souffrance. “On n’est plus à l’époque où le médecin peut être paternaliste avec le malade, c’est le malade qui doit décider”, souligne le Dr Benoit Beuselinck, médecin-oncologue de Louvain et auteur du livre Euthanasie, l’envers du décor. “On a remplacé la solidarité par l’autonomie. C’est devenu le nouveau dogme. Il ne faut pas y toucher… sauf quand il s’agit de l’autonomie du médecin.”

Quant à la logique de non-discrimination, elle a poussé le législateur à autoriser en 2014 l’euthanasie pour les patients mineurs, dès lors qu’ils sont dotés de la capacité de discernement – deux cas ont été recensés depuis – et le conduit aujourd’hui à s’interroger sur le cas des patients déments. “Ce serait ouvrir la boite de Pandore”, estime Isabelle Gautier. “Qu’est-ce que c’est la qualité de vie? interroge la praticienne. Il y a des patients déments qui ne sont pas malheureux.” Si pour l’heure, cette possibilité a été rejetée, sa consœur Jacqueline Van De Walle ne doute pas qu’elle finira par intégrer la loi.

 

Menacée d’une plainte à l’Ordre

La généraliste en a fait la douloureuse expérience. L’un de ses propres patients, atteint de la maladie d’Alzheimer, a été euthanasié par son associée, alors qu’elle-même s’y refusait. Le patient et son épouse avaient manifesté leur volonté d’être euthanasiés dès la première consultation, notamment en cas de maladie d’Alzheimer. Mais à mesure que la maladie gagnait du terrain, l’octogénaire n’a eu de cesse de repousser l’échéance, relate la généraliste. Pour son épouse, la charge est devenue difficile à supporter. “Mais qu’il la fasse son euthanasie ! Il s’attend à ce que je m’occupe de lui mais c’est lourd tout ça”, se serait-elle emportée dans le cabinet de Jacqueline Van De Walle. Alors qu’elle s’apprêtait à partir en congés, la généraliste a mis sa collègue en garde : “La demande d’euthanasie était fluctuante, faite sous pression de son épouse et surtout le diagnostic d’Alzheimer n’était pas valable”, résume-t-elle, pressant sa consœur de mettre en place une aide pour la conjointe du patient. Mais à son retour, Jacqueline Van De Walle apprend que l’euthanasie a été programmée. “Non tu ne vas quand même pas le faire ! Ce n’est pas légal et tu connais ma position. Sinon, je ne saurais pas rester ta collègue”, s’écrie-t-elle. Mais l’euthanasie, mise sur le compte d’un diagnostic d’épilepsie, “maladie incurable”, a finalement eu lieu, apprend Jacqueline Van de Walle en croisant l’épouse de son patient dans la rue. “Le même jour, je me ramasse un coup de fil du fils du monsieur décédé en disant que j’ai accusé sa maman d’avoir assassiné son père, qu’ils vont déposer une plainte à l’Ordre”, raconte-t-elle. “Ma collègue est venue me parler en me disant que j’étais un médecin immature, que je n’aurais pas dû faire médecine, parce que l’euthanasie ça fait partie du parcours. Que si je m’y opposais, je n’avais qu’à pas faire médecine. Et qu’il était clair que je n’étais pas faite pour être médecin généraliste, que je n’avais qu’à faire médecin de l’enfance ou d’assurance.”

La généraliste rédige sa lettre de démission. “C’est un cabinet que j’avais créé avec elle… Après six mois je suis partie, j’ai tout laissé en plan et j’ai recommencé ailleurs.” La généraliste dit avoir subi un stress post traumatique. “Je voyais le mort partout, il était sur mon lit. Il m’a fallu du temps. Maintenant, quand on parle d’euthanasie… J’ai été blessée.”

Pour la praticienne, ce cas illustre également le manque de contrôle sur les cas d’euthanasie : les conditions légales sont vérifiées a posteriori par la commission (qui comprend 16 membres), sur la base des seules déclarations (anonymisées) du médecin. Isabelle Mathieu rapporte avoir été “interpellée” à une reprise, sur le cas d’une personne âgée polypathologique. “Le système hollandais est plus révolutionnaire, on meurt plus facilement mais au moins il est plus juste. Il y a une commission à l’avance, des éthiciens… Nous, on a inventé une mascarade”, lance Jacqueline Van De Walle.

 

Solution de “facilité” ?

Pourtant, rares sont les cas d’euthanasies qui sont contestées. Celle de Tine Nys, une femme de 38 ans qui avait fait plusieurs tentatives de suicide et avait été diagnostiquée autiste peu de temps auparavant, a toutefois suscité une vive controverse. Ses parents ont en effet poursuivi les trois médecins qui ont autorisé et pratiqué l’injection létale en 2010. Ils ont finalement été acquittés début 2020, “sous un tonnerre d’applaudissements”, se souvient Jacqueline Van De Walle.

“On en est venu à normaliser l’euthanasie pour des patients qui ont une demande parce que leur vie est accomplie. Où est le rôle de la médecine là-dedans ? Il n’y a plus besoin de médecin pour euthanasier ces patients-là”, lâche la généraliste. “On a éteint la conscience des médecins.” La praticienne juge sévèrement les confrères qui acceptent de pratiquer l’euthanasie par “facilité”. “A la limite, je suis bien plus embêtée avec une demande de soins palliatifs : ça va me demander beaucoup plus de temps, d’investissement et de confrontation à mon impuissance. Mais c’est mon rôle de médecin et je l’ai accepté. Dans l’opinion publique, c’est moi qui vais faire souffrir inutilement mon patient et qui veut jouer au bon dieu car c’est moi qui décide… Jamais je ne ferai souffrir mon patient, bien sûr que je lui donnerai un peu plus de morphine si ça ne va pas. Et si la famille attrape ma main pour pousser sur la seringue un peu plus, je le ferai ! Mais alors aux yeux de la loi, je serais une meurtrière.”

 

 

“On n’est pas des meurtriers”

Isabelle Mathieu, elle, porte un autre regard sur l’euthanasie. La présidente du comité d’éthique ne banalise pas l’acte, qui reste “une transgression” et qui est “très lourd, chargé d’une souffrance intense”, aussi bien pour le patient et ses proches, que pour le soignant, qui se trouve “en échec, de notre métier, de la prise en charge”, reconnaît-elle. “Nous ne sommes plus des médecins, plus des soignants comme on l’entend, mais nous sommes des êtres humains, affirme-t-elle. Pour moi, je considère que c’est quand même un soin intime que je donne aux patients. Je ne me sens pas du tout instrumentalisée. Je suis flattée de la confiance qu’ils mettent en nous en nous demandant ça.”

La praticienne namuroise appelle ses confrères à ne pas juger ce qui est “bien” ou “mal”. “Je respecte tout à fait le médecin qui me dira ‘Je ne sais pas, je ne veux pas faire d’euthanasie’, pour des raisons qui lui appartiennent. Mais le médecin qui, lui, va aller jusqu’au bout, qui va faire le geste, demande le respect. On n’est pas des meurtriers. Nous avons pensé que c’était le moins mauvais pour le patient.”

 

Ce que dit la loi

La loi du 28 mai 2002 définit l’euthanasie comme “l’acte, pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci”. Elle pose quatre conditions dérogatoires pour qu’un médecin puisse pratiquer une euthanasie sans risque de poursuite :
– Le patient est “capable et conscient au moment de sa demande” ;
– Il est majeur, mineur émancipé ou (depuis 2014) mineur “doté de la capacité de discernement” ;
– La demande est “formulée de manière volontaire, réfléchie et répétée”, et “ne résulte pas d’une pression extérieure” ;
– Le patient se trouve dans une “situation médicale sans issue et fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable”
La loi impose au médecin d’évoquer “les possibilités thérapeutiques encore envisageables ainsi que les possibilités qu’offrent les soins palliatifs”, de mener “plusieurs entretiens, espacés d’un délai raisonnable au regard de l’évolution de l’état du patient” et de “consulter” un autre médecin, “indépendant” tant à l’égard du patient que du médecin traitant, quant au caractère grave et incurable de l’affection. Un deuxième médecin, psychiatre ou expert de la pathologie concernée, doit être consulté dans le cas d’un décès qui n’interviendra manifestement pas à brève échéance un délai d’un mois entre la demande écrite du patient et entre l’euthanasie doit être respecté. Pour les euthanasies de mineurs, un pédopsychiatre ou un psychologue doit être sollicité pour s’assurer de la capacité de discernement du patient.
Enfin, la loi autorise les euthanasies sur la base de déclaration anticipée en cas de coma irréversible uniquement (0.6% des cas en 2022).

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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