Entre 1892 et 1924, plus de 14 millions d’immigrants en provenance d’Europe ont débarqué à Ellis Island, petite île au large de Manhattan, à New York. Tous sans exception ont dû passer le redoutable examen médical mené par les médecins du Public Health Service, dont l’issue déterminait leur admission aux Etats-Unis. Si la majorité des malades et personnes handicapées ont pu être pris en charge dans le plus grand complexe médical jamais créé jusqu’à alors, d’autres, jugés incurables ou inutiles à la société, ont dû rebrousser chemin.

 

Jamais la petite île d’Ellis Island, à l’embouchure de l’Hudson, dans la baie de New York, n’avait connu pareille affluence. En ce jour de mai 1907, les paquebots en provenance d’Europe ont déversé plus de 16 000 passagers. Trainant enfants et bagages, les immigrants forment une longue procession jusqu’au bâtiment principal de l’île, où leur sort sera scellé : seront-ils autorisés à fouler le sol américain pour y refaire leur vie ou reconduits sur le navire transatlantique pour un retour à la case départ ?


L’examen de passage débute dès la montée des escaliers qui mènent à la grande salle d’enregistrement. Postés en haut des marches, des médecins de l’United States Public Health Service* (USPHS) scrutent l’ascension des immigrants, attentifs à tout signe d’insuffisance cardiaque, de problème respiratoire ou d’invalidité. Parvenus à l’étage, dans ce vaste hall, hommes, femmes et enfants forment des lignes : au bout de chacune d’entre elles, deux médecins se chargent de les examiner un par un.


En moins de deux minutes, les jours d’affluence, ces praticiens, autrefois employés à gérer les maladies contagieuses et les quarantaines des navires au temps de la peste et du choléra, passent en revue les mains, la gorge, le cuir chevelu puis les yeux en quête de parasites, d’affections cutanées ou de signes d’inflammation. Munis pour certains d’un crochet à boutons, les médecins retournent chaque paupière, traquant les signes d’un trachome, une maladie bactérienne de l’œil pouvant conduire à la cécité, alors répandue en Europe.

 

Des maladies “détestables”

Tel est le sort réservé aux passagers des entreponts. Pour les étrangers de première ou de seconde classe, cet examen particulièrement angoissant a lieu dans l’intimité de leur cabine, avant le débarquement.

Depuis l’Acte d’Immigration de 1891, en effet, l’admission sur le territoire américain est refusée aux personnes souffrant d’un “désordre mental”, d’une maladie contagieuse ou “détestable”, appellation recouvrant toutes les infections sexuellement transmissibles. Jusqu’alors, seuls les criminels, les prostituées, les travailleurs sous contrat et les polygames étaient indésirables. Contrairement aux Anglais, Français, Irlandais et autres étrangers en provenance des pays d’Europe de l’Ouest et du Nord qui ont été accueillis à bras ouverts au cours des décennies précédentes, les “nouveaux immigrants” d’Europe du Sud et de l’Est sont désormais contraints de prouver leurs “qualifications morales, mentales et physiques à devenir de bons citoyens” américains.

 

 

A partir de cette époque, “les étrangers sont systématiquement associés aux germes et à la contagion”, analysent les historiens Howard Markel et Alexandra Minna Stern, de l’Université du Michigan. Un point de vue qu’ils expliquent par l’essor de la bactériologie, par la crainte d’un affaiblissement de la “race” américaine entretenue par le courant des “Nativistes”, par l’expansion de l’Etat fédéral -qui cette année-là prend le contrôle des frontières- et par la volonté politique de faire des Etats-Unis une nation moderne et soucieuse de la santé publique.

En cette année 1907, qui marque un record dans le flux migratoire avec plus d’un million de nouveaux arrivants, la liste des exclusions médicales s’allonge encore, justifiant les restrictions dans un contexte de récession. Le patronat redoute l’agitation sociale des immigrés, notamment en provenance des pays de l’Est, tandis que les ouvriers craignent leur concurrence en période de chômage. Désormais… les tuberculeux, les “imbéciles”, les “faibles d’esprit” ou toute personne présentant un défaut physique (tels que des varices, une hernie, un boitement, un défaut de vision) ou mental le rendant inapte à gagner sa vie sont renvoyés. A côté des malades contagieux, les personnes “susceptibles de devenir des charges publiques” forment une catégorie à part, justifiant un nombre croissant d’exclusions pour motif médical.

 

“Docteurs 6 secondes”

Au terme de ce premier et angoissant diagnostic “instantané” établi par les “docteurs 6 secondes”, environ 20 % des immigrés sont séparés de leurs proches et conduits à l’écart pour procéder à un examen médical plus minutieux. Une lettre tracée à la craie sur leur veste indique ce qui a inspiré un doute au premier médecin : E pour les yeux, B pour le dos, Ft pour les pieds, G pour un goitre, H pour le cœur… “Des rides marquées autour de la bouche semblait aller de pair avec l’hernie, […] une certaine pâleur appelait à examiner le cœur et le reflet des yeux suggérait la tuberculose“, se souvient le Dr Samuel Grubbs, qui a débuté sa carrière en tant qu’officier du PHS à Ellis Island.

Pour confirmer ces suspicions, le PHS ne lésine pas sur les moyens : la vue est testée, des échantillons d’urine, de sang et/ou de selles sont analysés, et à partir de 1910, radios et stéthoscopes permettent d’examiner cœur et poumons. A Ellis Island, “la science et l’intuition sont devenues d’étranges partenaires”, relève l’historienne Anne-Emmanuelle Birn, de l’Université de Toronto.

De leur côté, les personnes suspectées de ne pas avoir toute leur tête, de par leur attitude (agitée ou au contraire apathique…) ou certains traits physiques (tremblements des lèvres, des yeux de taille inégale, une “bizarrerie” vestimentaire…) doivent passer des tests d’intelligence. S’efforçant de ne pas juger les immigrants en fonction de leur niveau d’éducation ou de leur bagage culturel, les médecins privilégient les puzzles, les exercices d’appariement et les questions basiques, plus ou moins logiques. Les immigrants sont par exemple amenés à décrire une scène d’après une photographie, à compter à l’envers de 20 à 1, à nommer les mois de l’année ou à répondre aux questions suivantes : “Comment nettoyez-vous un escalier ? Du bas vers le haut ou du haut vers le bas ?”, “Le corps d’une femme est retrouvée en 18 morceaux : a-t-elle pu commettre un suicide ?”, “Comment appelle-t-on un garçon qui mange sa mère et son père ?” Réponse attendue : un orphelin…

 

 


Un médecin, en particulier, va s’investir dans le développement de tests d’intelligence pour les personnes illettrées à Ellis Island : le Dr Howard Knox, jeune assistant chirurgien qui finira par être promu officier médical en chef. Il met ainsi au point le test d’imitation de cube, qui nécessite de mémoriser et reproduire le déplacement de quatre cubes. Les maigres performances de ses patients à ces tests ont justifié un nombre croissant d’exclusions pour “idiotie” ou “bêtise” – jusqu’à 1 077 en 1914. Cette même année, deux femmes médecins sont nommées pour la première fois à Ellis Island. Avant cela, l’examen médical poussé des femmes par un praticien nécessitait la présence d’une “matrone”.

 

“N’embrassez pas les patients”

Les personnes mises à l’écart de la ligne d’inspection avaient toutefois de bonne chance d’être réintégrées par la suite : la plupart du temps, les examens médicaux plus approfondis débouchaient sur le certificat de bonne santé tant attendu. Une minorité d’entre elles (moins d’1 % du nombre total d’arrivants) étaient toutefois hospitalisées (autrement dit détenues) durant des jours, des semaines, voire des années dans l’un des nombreux bâtiments dédiés d’Ellis Island : en 1911, la petite île de 11 hectares comptait 15 bâtiments médicaux, dont un hôpital de 250 lits et des unités pour malades contagieux de 450 lits.

Pas moins de 40 médecins officient dans ce complexe, qui était tout à la fois une maternité (355 bébés y sont nés) et un asyle. Sur les murs des salles dédiées aux enfants contagieux, un avertissement est adressé aux infirmières : “N’embrassez pas les patients”. S’ils pouvaient être guéris, les immigrés étaient admis aux Etats-Unis et des fondations les aidaient à rejoindre leurs proches. Seuls ceux qui demeuraient incurables, notamment les patients atteints de trachomes, étaient susceptibles d’être renvoyés.

Tous les immigrants menacés de renvoi passaient devant le Board of Special Inquiry, où leurs proches pouvaient plaider leur cause. Déontologie médicale oblige, les médecins du PHS ont toujours refusé de siéger dans cette instance décisionnaire, mais un diagnostic de “maladie contagieuse ou détestable” de leur part signifiait presque toujours la déportation. Enfin, les immigrants qui avaient reçu un avis défavorable conservaient l’ultime possibilité de faire appel directement auprès de Washington…

Au total, sur 14 millions d’hommes, de femmes et d’enfants passés par Ellis Island entre 1892 et 1924 (dont 10 millions entre 1900 et 1914), entre 5 000 et 12 000 personnes selon les années (soit entre 1 et 2,5 %) ont été renvoyées pour raison médicale, les compagnies transatlantiques ayant depuis l’Acte d’immigration de 1891 l’obligation de prendre en charge leur trajet de retour. En 1915, les causes médicales représentaient 69 % des renvois. Et parmi elles, le trachome et les handicaps physiques tels que l’insuffisance veineuse, la sénilité, les hernies, les troubles de la vision, les malformations des poumons ou de la colonne vertébrale étaient les plus fréquentes.

En 1917, la mise en place d’un test d’alphabétisation a restreint le flux migratoire, excluant de fait tous les immigrants asiatiques. En 1921, un premier quota est décrété : pour chaque nationalité, le nombre d’admis ne doit pas dépasser 3 % du total d’étrangers de même nationalité recensé en 1910 aux Etats-Unis, avec un plafond annuel fixé à 350 000 ; en 1924, les quotas sont abaissés à 2 %, sur la base de recensement de 1890 et le plafond annuel est réduit à 165 000.

 

Un journaliste français dans la “forteresse”

En 1930, un reporter du Petit Parisien, Claude Blanchard, foule à son tour “l’ile des cœurs brisés” en vue d’une série d’articles sur les Etats-Unis, pays parvenu “en doublant les étapes à un sommet de prospérité, de puissance et de rayonnement que d’autres peuples mirent infiniment plus de temps à atteindre”. “Ellis Island est l’une des forteresses qui défendent les côtes contre le péril des gens sans pain et sans but, écrit le journaliste. […] Contempler dans les grandes salles d’Ellis Island le troupeau moutonnier des pauvres voyageurs effondrés parmi ses misérables bagages et que la proximité de la vie nouvelle, la peur de ne pas y parvenir rendent silencieux est une chose autrement émouvante et instructive.”

 

On estime aujourd’hui que plus de 100 millions d’Américains ont au moins un ancêtre ayant transité par Ellis Island.

 

* Nouvelle appellation du Marine Hospital Service.

 

Références :
J. Parascandola. Doctors at the Gate : PHS at Ellis Island. Public Health Reports, 1998.
H. Market, A. M. Stern. The Foreigness of Germs : The Peristent Association of Immigrants and Disease in American Society.
The Milbank Quaterly, 2002.
A-E. Birn. Six Seconds Per Eyelid : The Medical Inspection of Immigrants at Ellis Island, 1892-1914.
Dynamis, 1997.
A. Bateman-House, A. Fairchild. Medical Examination of Immigrants at Ellis Island.
Virtual Mentor, 2008.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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