Les kinés peuvent-ils être une porte d’entrée dans le soin ? Si l’expérimentation de l’accès direct à cette profession, votée dans le PLFSS pour 2022, est au point mort, le sujet devrait revenir dans le débat parlementaire très prochainement. L’examen de la proposition de loi Rist, prévu initialement pour la fin novembre, a été reporté à début 2023 pour ne pas interférer, entre autres, avec les travaux du CNR Santé. Les auditions se poursuivent toutefois pour avancer sur le sujet, dans un contexte de pénurie médicale. Pour Egora, la présidente de l’Ordre des kinés, Pascale Mathieu, revient sur cette revendication de longue date.

 

Egora : La proposition de loi Rist prévoit de permettre aux kinés de “pratiquer leur art sans prescription médicale” (ainsi qu’aux IPA et aux orthophonistes). Il s’agissait d’une demande de longue date du CNOMK…

Pascale Mathieu : Si on regarde bien la loi du 26 janvier 2016 (loi Touraine), et l’article L4321-1 qui définit la profession de kinésithérapeute, le dernier alinéa dit qu’en cas d’urgence et en l’absence d’un médecin, le masseur-kinésithérapeute est habilité à effectuer les premiers actes de soins en masso-kinésithérapie. Cela veut dire que l’accès direct était déjà dans la loi depuis 2016. Avec le cabinet de Marisol Touraine, nous avions convenu qu’il s’agirait d’une première étape avant de travailler le dossier, notamment sur son acceptabilité. On ne peut donc pas dire que [ce qui est proposé aujourd’hui] soit tout à fait révolutionnaire. Tout était réfléchi.

Il y a eu deux étapes à cette maturation. D’abord, la réforme des études en 2015, qui a permis de faire une formation en cinq années à la recherche. Cette modification de la formation a fait que les kinésithérapeutes ne sont plus de simples exécutants de recettes de cuisine que l’on voyait parfois sur certaines ordonnances de médecins il y a quarante ans. Désormais, ils ont la possibilité de conduire un programme de traitement, de soin. La nouvelle définition de la profession de 2016 a été la deuxième étape. Auparavant, elle était définie comme consistant à pratiquer habituellement le massage et la gymnastique médicale. Nous étions donc définis par deux actes depuis 1946. Désormais, nous ne sommes plus des techniciens. Nous sommes également définis par la promotion de la santé, l’éducation à la santé, la prévention, le diagnostic kinésithérapique et le traitement des troubles des mouvements et de la motricité.

 

 

La proposition de loi Rist précise que cet accès direct doit se faire dans une structure d’exercice coordonné. Est-ce un prérequis ?

Quand le président de la République a présenté la stratégie Ma Santé 2022, son discours a été très clair : l’exercice coordonné doit devenir la norme, et l’exercice isolé, l’exception. Je ne peux pas m’écarter de cette volonté des pouvoirs publics d’aller vers cet exercice coordonné, dont je pense qu’il est une très bonne solution. C’est comme cela que ça se passe à l’hôpital au sein d’une équipe et une fois que vous quittez l’hôpital à la fin de vos études, vous vous retrouvez seul dans un cabinet. Pour moi, ça n’a pas de sens. Recevoir un patient en accès direct et le revoir et le re-revoir sans que le médecin ne soit informé n’est pas une bonne prise en charge*.

J’y vois quand même une difficulté, c’est qu’il faut que ce soit souple et fluide. Si l’exercice coordonné est trop complexe à mettre en place, ça ne fonctionnera pas.

 

 

Pour quelle(s) pathologie(s) pourrait s’appliquer cet accès direct ?

Pourquoi limiter ? Si c’est limité à des pathologies, cela voudrait dire le patient a fait le diagnostic de sa pathologie pour venir nous voir ?

Nous avons plus de 30 % de nos actes qui sont en lien avec une ALD. Dans ce cadre, les patients ont déjà le diagnostic et savent qu’il faut de la kinésithérapie. Finalement, l’ordonnance n’est qu’un bon à remboursement. On peut objecter que le médecin peut dire que le patient n’est pas bien en ce moment et qu’il faut arrêter la kiné quelques temps, bien sûr ! Mais le kinésithérapeute verra bien que le patient est fatigué. Il sera même tout à fait capable de renvoyer le patient vers le médecin en lui faisant part de ses inquiétudes. Donc pour tous ces patients chroniques, ce n’est pas un sujet.

Là où on peut nous opposer un risque pour le patient qui vient nous voir directement, c’est de passer à côté d’un diagnostic qui pourrait être préjudiciable. Les erreurs de diagnostic ne sont pas l’apanage des non-médecins. On ne sera pas plus mauvais que les autres, surtout que notre champ de compétences est circonscrit : les patients viendront essentiellement en accès direct pour des douleurs liées à des troubles musculosquelettiques, comme éventuellement chez l’ostéopathe d’ailleurs, qui pourtant n’a pas le droit d’agir en pathologies. Pourtant, personne ne s’est ému qu’il y ait un accès direct à l’ostéopathe. Je pense donc qu’il ne faut pas du tout de restriction aux pathologies. Le kinésithérapeute, avec son bilan, identifiera des signes d’alerte qui le conduiront à l’envoyer chez le médecin.

Si vous venez me voir pour une boiterie, je vais vous examiner. Je peux rééduquer votre boiterie quelle que soit sa cause (hémiplégie, entorse, arthrite septique de la hanche…). Dans tous les cas, je vais rééduquer votre marche, même sans diagnostic. En revanche, pour le patient, ce diagnostic est essentiel. Moi je ne cherche pas à faire le diagnostic du médecin, mais le diagnostic de la boiterie – en identifiant s’il s’agit plutôt d’une boiterie de genou, de cheville ou de hanche ; d’un problème musculaire ou osseux. Dans certains pays, notamment au Canada, on traite par les symptômes et rééduque quel que soit le diagnostic médical. Nous n’en sommes pas là, et je ne dis pas qu’il faut faire ça, mais en tout cas, accéder directement aux kinés pour avoir une rééducation ne veut pas dire qu’ils feront un diagnostic réservé aux médecins.

 

Dans le PLFSS 2022, une expérimentation d’accès direct pour 3 ans dans 6 départements avait été votée, mais les décrets d’application se font attendre. Qu’est-ce qui coince ?

Nous n’avons pas eu une seule réunion de travail là-dessus. Dès le vote du PLFSS 2022, je suis allée voir l’Académie de médecine et la HAS pour discuter avec eux. Mais le projet de décret, qui devait leur être soumis pour avis, n’a pas été rédigé. Pas l’ombre d’une ligne n’a été écrite. Ce n’est pas faute d’avoir relancé. Evidemment il y a certainement beaucoup de raisons, notamment la crise sanitaire, qui font que ça a été retardé. Peut-être que c’est le signe qu’il faut accélérer et passer à la vitesse supérieure. Sinon, nous n’allons jamais y arriver.

 

Des accès directs pour les entorses de cheville et les lombalgies aiguës sont déjà autorisés dans le cadre de protocoles de coopération. Mais l’application sur le terrain semble pêcher… Pourquoi ?

A cause de la lourdeur du dispositif. C’est une usine à gaz. C’est du délire de pondre des protocoles comme cela. Il y a une formation, très facile, à faire. Elle doit être faite par les médecins. Il faut qu’ils trouvent le temps. Après cela, il faut surtout trouver un délégant et un délégué. Dans ce cadre, le kinésithérapeute a le droit de prescrire de l’imagerie, des arrêts de travail, de la kinésithérapie, des antalgiques, des anti-inflammatoires, des IPP…. Mais puisque c’est dérogatoire, l’Assurance maladie n’a pas de logiciel permettant aux kinés de prescrire. Il n’y a pas de codification pour cela. La solution proposée serait que les médecins laissent des ordonnances en blanc…

Ce qui est triste, c’est que de nombreuses personnes sur le terrain, des médecins du Centre notamment, m’ont sollicitée pour mettre en place ces protocoles, et même les élargir à tout le musculosquelettique. Une équipe bordelaise du centre aquitain du dos voulait aussi les mettre en place pour tout ce qui était rachis. Les chirurgiens étaient demandeurs. Mais le protocole prévoit que ce soit un médecin de premier recours [qui soit le délégant, NDLR]. Nous avons tout un tas de freins que nous n’arrivons pas à lever…

 

Ne craignez-vous pas que si la loi Rist passe, elle soit là aussi difficilement applicable ?

Non. Parce qu’on finit, je crois, par apprendre de nos erreurs. Quand on se rend compte que l’on met en place des choses voulues par le terrain où tout le monde est d’accord et que c’est en raison d’une inapplicabilité administrative qu’on n’y arrive pas, il faut lever ces freins. Au moment du PLFSS 2022, on était encore dans une espèce d’optimisme béat. On croyait que les problèmes d’accès aux soins n’existaient pas et qu’ils se résoudraient d’eux-mêmes. Je crois qu’il y a eu depuis une prise de conscience inouïe que nous sommes dans une situation dramatique. De mon côté, ça fait des années que j’alerte, que je dis qu’on va droit dans le mur. Ça y est : on est face au mur, on n’a plus vraiment le choix. Les ministres l’ont compris, les patients et les syndicats aussi.

 

 

Comprenez-vous les craintes des syndicats de médecins libéraux, qui dénoncent des tentatives d’instauration d’une médecine sans médecin ?

Je pense que les médecins ne vont pas bien. Vraiment. Ils sont épuisés, à bout. On est en train de les rendre responsables de [cette situation]. Ils sont face aux patients qui ne sont pas contents, agressifs lorsqu’ils ne peuvent pas obtenir de rendez-vous, qui les traitent mal, ne les respectent pas. Ils ont en plus l’impression qu’on va leur enlever tous les actes qui peuvent leur sembler agréables ou simples, et qu’ils ne vont garder que des actes complexes… à un tarif dérisoire. Je comprends bien sûr leur désapprobation. Mais quand on voit comment cela se passe dans certains centres de santé où les personnels travaillent en équipe avec du temps dédié à la coordination, avec du personnel administratif qui gère cela, et dans une atmosphère beaucoup plus sereine, je pense que c’est vers cela qu’il faut aller. Ça doit passer par des partages [d’actes], mais de façon choisie entre les interlocuteurs. Il aurait fallu que ça mette du temps. Mais le problème est que cela fait quinze ans qu’on le réclame, et qu’on n’a jamais réussi. Désormais, on est dans l’urgence pour le faire, d’où ces crispations. Je reste persuadée qu’on peut réussir à faire les choses bien et faire en sorte que chacun trouve du plaisir à travailler ensemble.

 

De nombreux opposants à l’accès direct avancent que les kinés sont difficilement accessibles. Une étude de l’Assurance maladie montre en effet qu’ils ne sont pas mieux répartis que les médecins sur le territoire national…

Ce n’est pas ça qui doit empêcher l’évolution d’une profession. C’est une profession qui, d’elle-même, a accepté la coercition à l’installation sans que ce soit imposé par les pouvoirs publics. Peu à peu la répartition est de bien meilleure qualité. Quand nous avions les bronchiolites qui débarquaient dans le cabinet – les médecins nous disaient de voir les bébés tout de suite sinon ils les hospitalisaient – on mettait des plages d’urgence, on se débrouillait, on annulait d’autres patients. Donc on est capables de s’organiser, de revoir notre façon de travailler. Rien ne nous empêche de modifier nos pratiques.

 

 

Il faudra d’abord autonomiser davantage les patients. Peut être que certains sont dépendants de notre prise en charge parce qu’il y a une réassurance à venir nous voir dans certains cas. Si on dit à des patients que l’on voit trois fois par semaine qu’une fois suffit – en complément de deux séances à la maison, pourquoi pas. Pourquoi pas revoir le périmètre d’action du kinésithérapeute. Il ne faut pas être figé dans un vieux modèle, chacun doit se réadapter et évoluer. Les kinés sont prêts à ça. Il y a une révolution à faire.

 

Les délais de rendez-vous en kinésithérapie sont aussi fréquemment soulevés. Est-ce un frein selon vous à l’accès direct ? Faudrait-il par ailleurs envisager des filières de soins non programmés en kinésithérapie ?

Ce sont les opposants qui donnent cet argument. Mais je ne vois pas le rapport. Puisque les médecins n’arrivent pas à absorber tous leurs patients, on va les pénaliser ou leur dire de ne plus faire de formation continue parce qu’ils perdent du temps ? C’est aussi stupide que ça. Comme je disais, quand il faut absorber des urgences, la plupart du temps, on arrive à s’organiser. On peut réfléchir à une permanence des soins. C’est ce qui se fait au Royaume-Uni, qui a instauré un accès direct aux kinés pour tout le musculosquelettique. J’ai fait un programme présidentiel qu’on avait présenté aux candidats dans le cadre de la campagne. Y figurait la possibilité de permanence des soins musculosquelettique par les kinés. Ça a été voté en conseil national, et on l’assume parfaitement.

L’idée de créer des filières de soins non programmés en kinésithérapie me paraît tout à fait intéressante. Comment ? Pour quoi ? Je ne sais pas. Peut-être comme on faisait avec les réseaux bronchiolite par exemple. Ce que je déplore, c’est que pour les choses essentielles, on ne fasse pas assez de kinésithérapie. Je pense donc qu’il faut des filières de soins non programmés, et de soins programmés aussi, parce que ça ne devrait pas être normal qu’un patient qui a une maladie de Parkinson n’ait pas de rééducation.

 

Où en sommes-nous de la pratique avancée en kinésithérapie ?

La loi l’a prévue – elle ne parle pas que des infirmiers. Et il y a d’ailleurs bien des domaines pour lesquels une pratique avancée en kinésithérapie pourrait être pertinente. Au Conseil national de l’Ordre (CNOMK), nous avons des idées – comme l’appliquer au traitement de la douleur par exemple. Le Collège de la masso-kinésithérapie rencontre en ce moment les conseils nationaux professionnels des spécialités médicales, et m’a rapporté que certaines spécialités se demandaient pourquoi il n’y avait pas de pratique avancée car ça leur paraîtrait intéressant, notamment les ORL par rapport aux problèmes de vertige. De mon côté, j’imagine très bien une pratique avancée en pneumologie par le kiné qui pourrait réaliser certains examens, comme les épreuves fonctionnelles respiratoires, éventuellement les interpréter et travailler en lien avec le pneumologue. Idem, en gynéco, le kinésithérapeute en pratique avancée pourrait faire un bilan urodynamique et prescrire une rééducation adaptée.

Il n’y a pas eu de refus du Gouvernement. Mais deux choses coincent. Olivier Véran m’avait dit qu’il avait du mal à comprendre comment faire avec les kinésithérapeutes, parce que pour les infirmières la formation passée de 3 ans à 5 ans, mais nous sommes déjà à 5 ans. Ça pourrait être quelques modules et quelques domaines spécifiques. Il y avait tellement d’urgence avec les infirmiers, que le Gouvernement a commencé par cette profession et nous a fait comprendre que notre tour viendrait. Mais c’est comme tout, le tour ne vient jamais parce qu’une crise en chasse une autre, et ce n’est pas la faute du Gouvernement.

Je n’ai pas poussé fort la pratique avancée car je pousse l’accès direct, et je ne voudrais pas que l’accès direct soit une pratique avancée de la kinésithérapie. Ce serait vraiment la catastrophe pour nous.

 

* La proposition de loi Rist prévoit que “les soins dispensés seront justifiés par le bilan de kinésithérapie versé par le praticien au dossier médical partagé (DMP) du patient et transmis au médecin traitant”.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt

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