Fustigeant les dérives d’un intérim “cannibale”, le ministre de la Santé François Braun promet une application stricte du plafonnement des rémunérations au printemps prochain et entend interdire ce mode d’exercice en tout début de carrière. Un médecin intérimaire gagne-t-il vraiment “en une nuit deux fois ce que gagne une infirmière en un mois” ? Loin des clichés et des fantasmes, Egora.fr a recueilli le témoignage de Louis*, médecin anesthésiste-réanimateur de 69 ans, qui après avoir exercé 30 ans dans le secteur public, complète sa retraite par des vacations.

 

“J’ai été praticien hospitalier pendant 30 ans en région parisienne. J’ai exercé en anesthésie et en réanimation. J’ai pris ma retraite à 62 ans, le 1er janvier 2016. Et j’ai tout de suite enchaîné avec de l’intérim.

Les premières années, je faisais de 7 à 8 vacations par mois, en moyenne. Là, maintenant, j’ai pas mal ralenti : je suis plutôt à 4-5. Chaque mois, en fonction du nombre de vacations, je gagne entre 2 500 et 3 000 euros nets (hors impôts), en complément de ma retraite, qui est de 4 500-4 600 euros nets.

En général, les boites d’intérim paient entre 600 et 650 euros** nets pour une vacation de 10 heures et 1 300 euros*** pour une garde de 24 heures – mais je n’en ai pas fait depuis plus de deux ans. Ça peut varier selon les régions. A Paris, par exemple, c’est payé un peu moins – 585 euros la vacation de 10 euros.

Quelques établissements appliquent la réglementation et paient dans les 390 euros nets la vacation. Je n’ai jamais eu l’occasion de travailler avec eux. Je vois passer les annonces mais je ne sais pas s’ils trouvent des intérimaires ou non… C’est vraiment la minorité.

 

1 800 euros la garde, grand maximum

Au maximum, dans ma spécialité, j’ai vu passer des rémunérations de 1 800 euros nets pour une garde. C’est vraiment très rare. Ça concernait des gardes le 14 juillet, le 15 août, le jour de Noël ou le Jour de l’an. Ou quand un établissement dans un endroit reculé a besoin de quelqu’un au dernier moment, car un vacataire fait défaut. Personnellement, je n’ai jamais travaillé comme ça. Le ministre met ces rémunérations en avant, mais c’est vraiment exceptionnel. Ça ne reflète pas le quotidien des vacataires.

Personnellement, je trouve ces rémunérations justifiées. En tant que médecin spécialiste, avec de longues études et toute une carrière derrière moi, être payé 65 euros de l’heure, je ne trouve pas ça choquant ou déraisonnable. Ce n’est ni trop, ni trop peu.

Si les frais de déplacement sont pris en charge, il y a le temps de trajet à prendre en compte. J’habite en Île-de-France, et même si la plupart du temps je travaille à moins de 100 km de chez moi, il m’est arrivé d’aller à plus de 300, 400, 500, 600 km. J’ai été souvent en Bretagne, il m’est arrivé d’aller à Bergerac, à Thonon-les-Bains… et même à Tahiti, par l’entremise d’un ami.

 

 

Il faut aussi compter le repos compensateur quand on a fait une garde. Enfin, la rémunération n’inclut pas non plus les congés payés ou formation. Mais c’est le deal avec ce mode d’exercice.

En tant que retraité, j’y vois l’avantage de continuer mon activité à mon propre rythme. Je suis maître de mon planning et de mes horaires. Si un mois je veux travailler 10 jours et le suivant 6 jours, je peux. Sur le plan financier, ça complète bien ma retraite.

Autre avantage : quand on travaille avec plusieurs équipes, on voit différentes méthodes de travail et on échange avec des personnes d’horizons différents. En tout cas, moi, au cours de ces missions j’ai appris pas mal de choses, au-delà de mes acquis, ça m’a permis d’enrichir mes connaissances, de revoir mon opinion sur telle ou telle telles chose. Ça crée aussi un lien social.

A l’inverse, quand on travaille dans un nouvel endroit, il y a toujours le stress de se demander comment on va être accueilli, de découvrir comment les équipes sont organisées, si c’est l’enfer dans ce bloc ou ce service… L’inconvénient aussi, quand on vient de façon ponctuelle, c’est qu’on n’est jamais vraiment intégrés dans l’équipe. On ne prendra pas part, par exemple, à l’élaboration des protocoles. Ça peut être évidemment un peu frustrant. Mais ça aussi on le sait d’avance…

 

“Je n’ai jamais senti de jalousie ou d’amertume à mon égard”

Au début, j’ai travaillé dans 5-6 établissements différents. Au fil des années, je me suis un peu “fidélisé” ; je ne travaille plus actuellement qu’avec deux hôpitaux. Ils me connaissent bien et inversement.

Même si quand un PH fait une plage additionnelle, il ne va toucher que 350 euros, honnêtement, je n’ai jamais senti de jalousie ou d’amertume à mon égard. Globalement, j’ai toujours été assez bien accueilli. Je ne vais pas dire qu’on m’a déroulé le tapis rouge, mais je n’ai jamais senti d’ostracisme ou été mis à l’écart. Ils savent que quand je suis là, ils vont pouvoir faire tourner deux salles de bloc. Que notre présence va leur permettre de prendre leur repos de sécurité, leur congé formation, leurs vacances… Si j’avais été mal accueilli, ça fait longtemps que j’aurais arrêté. Même s’il y a la motivation financière, si vous êtes accueilli comme un chien dans un jeu de quilles…

vous arrêtez rapidement les frais.

Tous les établissements dans lesquels j’ai exercé tournent tous les jours avec des médecins intérimaires. Sans nous, ils fermeraient des salles de bloc, ils supprimeraient des consultations, ou diminueraient des lits dans les services. L’intérim, c’est vital pour eux. Y compris dans les CHU parisiens.

Dans ma spécialité, c’est lié à la pyramide des âges. Il y a une dizaine d’années, beaucoup d’anesthésistes se sont retrouvés à la retraite alors que la relève n’était pas suffisante car à l’époque, l’anesthésie-réanimation n’avait pas très bonne presse – maintenant, ça a bien changé et on voit de plus en plus de jeunes internes qui choisissent cette spécialité ! A l’époque, de nombreux services se sont donc retrouvés avec des “charrettes” de départs à la retraite et ont dû recourir à l’intérim. De mon point de vue, l’intérim est incontournable, du moins pour le moment.

 

“Ce n’est pas en tapant sur l’intérim qu’on va remplir les déserts médicaux”

Pour certains jeunes médecins, l’intérim est aussi un moyen de gagner sa vie en attendant de savoir précisément où ils vont exercer. Interdire l’intérim en début de carrière, ce n’est pas une bonne chose. Ce n’est pas en mettant des contraintes qu’on va inciter les vocations. Qu’il y ait une limitation mensuelle ou annuelle, pourquoi pas. Mais l’interdire complètement, ça va créer une réaction de rejet qui sera contreproductive. Ce n’est pas en tapant sur l’intérim qu’on va remplir les déserts médicaux…

Les termes employés par les ministres (“mercenaires”, “cannibale”) me font plutôt rire. Ça ne m’empêche pas de dormir ! Je passe au-dessus.

Je vais avoir 70 ans l’an prochain. Loi Rist ou pas, je comptais arrêter d’exercer. Peut être que je ferai 1 ou 2 vacations de temps en temps, pour garder un contact. Mais si c’est pour aller à l’autre bout de la France pour être payé 390 euros nets la journée, j’y réfléchirai à deux fois… On ne fait pas ça que pour l’argent, mais il y a quand même minimum.

Je suis un privilégié car j’ai ma retraite et donc je n’ai pas de souci financier. Mais le plafonnement des rémunérations risque de refroidir mes collègues plus jeunes. Parmi les internes et jeunes médecins que je rencontre, déjà, rares sont ceux qui briguent un poste de PH ou de PU-PH. Beaucoup veulent exercer quelques années dans le public avant d’aller dans le privé. Le secteur privé est très attractif et pas seulement sur le plan financier : les établissements sont très bien organisés, les médecins y travaillent 4 jours sur 7 et parviennent à s’octroyer une semaine de vacances tous les deux mois voire toutes les six semaines…

A mon avis, cette loi ne pourra pas être appliquée. Les hôpitaux vont crier au secours s’ils sont obligés de fermer des blocs et des services.”

 

* Le prénom a été modifié.
** 650 euros nets correspondent à 844.15 euros bruts, indique Louis.
*** Soit 1688 euros bruts.

 

1170,04 euros bruts la garde

Un décret et un arrêté datés du 24 novembre 2017, pris en application de la loi de santé de 2016, ont fixé à 1170, 04 euros le montant plafond pour une journée de travail effectif de 24 heures. Pour permettre une entrée en vigueur progressive de ce plafond, il a été majoré de 20 % pour l’année 2018 et de 10 % pour l’année 2019. Entre menaces de boycott et crise sanitaire, ce plafond réglementaire n’a jamais été véritablement appliqué. Adoptée le 26 avril 2021, la loi visant à améliorer le système de santé par la confiance et la simplification (dite “loi Rist”) permet au comptable public de bloquer le versement de toute rémunération supérieure. Devant les difficultés rencontrées par les établissements à l’automne 2021, son application a été reportée. En octobre dernier, le ministre de la Santé François Braun a toutefois annoncé que ces mesures financières seraient effectives “au printemps” prochain, appelant les établissements hospitaliers à anticiper une grève des médecins intérimaires.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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