Il existe un paradoxe entre l’importance de limiter l’utilisation des antibiotiques pour lutter contre les résistances bactériennes, et, en même temps, la nécessité de garder notre “patrimoine antibiotique”, voire de développer de nouvelles molécules, car les situations d’impasses thérapeutiques pourraient bien se multiplier à l’avenir.

 

La lutte contre l’antibiorésistance est considérée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme l’une des plus grandes menaces pour l’humanité, et constitue plus que jamais une priorité de santé publique, rappelle le Dr Alban Dhanani, directeur adjoint de la direction médicale en charge des maladies infectieuses et émergentes à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). L’antibiorésistance est une “pandémie silencieuse” en raison de son impact sur la mortalité qui augmente. Ainsi, en 2019, 1,27 million de décès étaient attribuables à ce phénomène (étude du Lancet, AMR collaborators, février 2022), un chiffre bien supérieur au fardeau du VIH, du paludisme et de la tuberculose. En Europe, cet impact est équivalent à celui de la grippe, de la tuberculose et du VIH réunis.

Les pays d’Afrique ou d’Asie sont particulièrement touchés en raison de la consommation importante d’antibiotiques, d’une absence de contrôle et du peu de moyens de surveillance.

En outre, un rapport de 2016 (Tracking drug-résistant infections globally. The review of microbial resistance. Mai 2016) laissait craindre une flambée de cette antibiorésistance à l’avenir, avec une estimation de 10 millions de décès dans le monde à l’horizon 2050.

En Europe, on considère que 35 000 décès sont attribuables chaque année à l’antibiorésistance (environ 5 500 en France), pour un coût de 1,5 milliard d’euros.

 

 

La première grande alerte de l’OMS remonte à 2014. “A moins que les nombreux acteurs concernés agissent d’urgence de manière coordonnée, le monde s’achemine vers une ère post-antibiotiques, où des infections courantes et des blessures mineures qui ont été soignées depuis des décennies pourraient à nouveau tuer”, déclarait ainsi le Dr Keiji Fukuda, sous-directeur général de l’OMS.

 

Les bactéries en cause

On estime en pratique qu’une bactérie est multirésistante (BMR) lorsqu’elle est résistante à plus de trois familles différentes d’antibiotiques.

En 2017, l’OMS a publié une liste de douze bactéries les plus menaçantes pour la santé publique, et donc pour lesquelles il est urgent de développer de nouveaux antibiotiques. Ainsi, six bactéries sont responsables de 75 % des décès imputables à l’antibiorésistance selon la publication du Lancet de 2019 : Escherichia Coli, Staphylococcus aureus, Klebsiella pneumoniae, Streptococcus pneumoniae, Acinetobacter baumannii, et Pseudomonas aeruginosa.

En France, deux types de bactéries sont particulièrement surveillées : Staphylococcus aureus résistant à le méticilline (Sarm) avec 14 % des souches concernées, et les entérobactéries productrices de bêta-lactamase à spectre étendue (EBLSE soit Escherichia Coli, Klebsiella pneumoniae, et Enterobacter cloacae complex), avec 8,3 % des souches.

Selon Santé publique France, depuis 2017, la proportion de souches urinaires de E.Coli résistantes aux C3G par production de BLSE s’est stabilisée aux alentours de 3 % des soins de ville. Et en 2020, les données de surveillance de Primo (réseau de surveillance de la résistance bactérienne à partir des laboratoires de ville) montrent une tendance à la diminution des EBLSE dans les prélèvements urinaires des patients de ville et des résidents d’Ehpad après la fin du premier confinement.

Mais on voit apparaitre de nouvelles bactéries, dites hautement résistantes (BHRe) qui développent des niveaux de résistance encore plus élevés, et ne sont plus sensibles qu’à une ou deux classes d’antibiotiques. Il s’agit des entérobactéries productrices de carbapénémases (EPC), et des entérocoques résistants aux glycopeptides (ERG). Leur prévalence est actuellement faible, mais en augmentation, souligne le Dr Dhanani. Et on peut se retrouver dans des situations d’impasses thérapeutiques, qui sont de plus en plus fréquentes.

 

Réduire la consommation d’antibiotiques

“La résistance bactérienne est la conséquence de plusieurs facteurs. Mais la consommation importante, excessive, des antibiotiques joue un rôle majeur. Cela permet la sélection de souches résistantes et leur diffusion dans la communauté. L’antibiorésistance est aussi le fruit d’une mauvaise utilisation des antibiotiques”, rappelle le Dr Dhanani.

En France, on a observé une baisse de la consommation des antibiotiques entre 2000 et 2004, à mettre en rapport avec la campagne de 2002 “les antibiotiques, c’est pas automatique”. Mais ensuite, elle a stagné jusqu’en 2016. Puis, une nouvelle baisse a eu lieu à partir de 2016, date de l’introduction de la feuille de route interministérielle. Et cette baisse s’est accentuée avec la pandémie de Covid. Ainsi, en 2020 il y a eu une baisse additionnelle de -18 % des prescriptions par rapport à celles qui étaient attendues (données SNDS de Santé publique France). Mais en 2021, la consommation est repartie à la hausse, avec une augmentation de 6,2 % des prescriptions par rapport à 2021, a précisé la Dre Anne Berger-Carbonne (Unité infections associés aux soins et résistance aux antibiotiques de Santé publique France, SPF), qui précise que “cette reprise est essentiellement liée à des prescriptions en fin d’année à des enfants de 0 à 4 ans”. En Ehpad, la consommation n’a pas connu ce rebond de 2021 : elle a continué à baisser.

Globalement, Anne Berger-Carbonne souligne l’impact “plutôt positif” de la pandémie sur la consommation en ville d’antibiotiques, avec cependant une baisse moins marquée chez les plus de 65 ans et en Ehpad. Cela est à mettre en rapport avec la diminution des consultations, l’efficacité des gestes barrières, et la diminution de la transmission des infections respiratoires courantes en 2020, malgré la reprise de 2021. “Les efforts doivent être poursuivis pour maintenir cette dynamique.”

Les antibiotiques sont davantage prescrits aux femmes qu’aux hommes.

Et, dans leur très grande majorité, ils sont délivrés en ville : 93 % en 2019 ; et à 67 % par les médecins généralistes (viennent ensuite les dentistes et les médecins spécialistes). Cela concerne en premier lieu les bêta-lactamines (57,2 %), suivis mais de loin, par les tétracyclines (13,7 %), et les macrolides (12 %).

 

 

La France est, encore actuellement, mauvais élève par rapport à ses voisins européens (26ème sur 29), loin derrière les bons élèves (Autriche, Pays-bas, Estonie) et juste avant les trois derniers du classement (Bulgarie, Roumanie, Grèce).

 

Les moyens de lutte

La lutte contre l’antibiorésistance s’articule autour de deux stratégies : prévenir les infections et limiter la transmission des bactéries ; et utiliser les antibiotiques à bon escient. Le tout avec la notion de santé globale (“One Health”), qui associe les actions en médecines humaine, vétérinaire et environnementale. La feuille de route interministérielle de 2016 était orientée autour de ce concept. Elle est actuellement en cours de révision. En outre, ces actions sont déclinées dans la Stratégie nationale 2022-2025 de prévention des infections et de l’antibiorésistance en santé humaine.

Parallèlement, en janvier 2022, la Société de pathologie infectieuse de langue française (Spilf) a actualisé la liste des antibiotiques critiques disponibles en France initialement élaborée par l’ANSM. Cette liste a pour objectif de favoriser le bon usage des antibiotiques et de préserver les antibiotiques critiques afin de maintenir leur efficacité.

Par ailleurs, on manque de nouveaux antibiotiques. Il y a des innovations : une vingtaine d’antibiotiques ont été lancés depuis 2000. “Mais, il n’y a pas eu de découverte majeure”, souligne A. Dhanani.

Cette pauvreté de la recherche a plusieurs raisons. “C’est un marché peu attractif, comparé à d’autres domaines thérapeutiques. Il a une faible rentabilité, avec des prix faibles. Il est donc difficile pour les laboratoires de produire et maintenir cette production. S’y ajoute la difficulté de réaliser des essais cliniques dans certaines indications.” En outre, tout ceci s’inscrit dans un contexte où les politiques publiques encouragent la baisse des antibiotiques. “On est dans ce paradoxe qu’on doit financer le développement de nouveaux antibiotiques dont on veut qu’ils ne soient pas prescrits, ou en tout cas peu utilisés, pour préserver leur efficacité. Donc le modèle économique actuel ne marche pas avec les antibiotiques. Il faut trouver un autre cadre, un autre concept qui puisse à la fois favoriser la recherche, inciter les acteurs industriels et académiques à s’investir dans la recherche en antibiothérapie pour mettre au point de nouveaux antibiotiques. Et surtout les maintenir sur le marché.”

Ceci a pour conséquence une baisse de l’arsenal thérapeutique en antibiotiques. Ainsi, en 20 ans, le nombre de substances actives antibiotiques à usage systémique disponibles en France a diminué de 20 %, avec 84 molécules disponibles en 2020. En fait, on a perdu plus que ça, car ces 20 % tiennent compte des nouvelles molécules arrivées. Or, il est nécessaire de conserver ce “patrimoine antibiotique” composé essentiellement de “vieilles” molécules. “Il est donc urgent à la fois de développer cette recherche qui s’essouffle, et de garantir la disponibilité des antibiotiques afin de maintenir une diversité pharmacologique absolument nécessaire pour lutter contre la résistance aux antimicrobiens.”

 

Tensions d’approvisionnement

A ces risques liés à la résistance antibiotique, s’ajoutent celui des tensions d’approvisionnement. Les antibiotiques constituent, en effet, la 3ème classe de médicaments la plus impactée par ces tensions et ruptures de stocks en France, en 2021 (après les médicaments du système nerveux et du système cardiovasculaire). Un phénomène qui existe depuis plusieurs années. Et cela concourt à l’antibiorésistance car cela met à mal les efforts des praticiens pour prescrire le bon antibiotique à bon escient, en obligeant à se reporter sur d’autres molécules.

 

[Journées Nationales de Médecine Générale (Paris, 13-14 octobre 2022). D’après les communications des Drs Alban Dhanani (ANSM), Anne Berger-Carbonne (SPF).]

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Marielle Ammouche

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