En salles depuis le 16 novembre, le documentaire d’Éric Guéret Premières urgences suit les premiers pas de cinq jeunes internes aux urgences de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis. Empreints de doute, Amin, Mélissa, Hélène, Lucie et Evan se retrouvent plongés dans un univers souvent dégradé (manque de personnels, de lits, matériel défectueux), parfois violent, mais où l’humanité subsiste comme une lueur d’espoir. Chronique.
“Je gueule beaucoup, ça me coûte moins cher qu’une psychanalyse.” Le Dr Mathias Wargon, chef du service des urgences et du Smur de l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis, ne mâche pas ses mots sous le regard attentif et plein de timidité des nouveaux internes. Amin, Mélissa, Hélène, Lucie et Evan sont arrivés ce matin dans le service. Ils viennent de réussir leur ECN et entament leur premier semestre d’internat de médecine générale. Le premier saut dans le grand bain. Nous sommes en novembre 2020. Les cinq jeunes resteront aux urgences jusqu’à la fin du mois d’avril 2021.
“L’idée, c’est vous passiez six mois bien, que vous vous fassiez plaisir, que vous appreniez la médecine”, explique leur nouveau patron, qui met aussitôt les choses au clair : “Vous êtes médecins, vous êtes internes, vous avez un rôle à l’hôpital. Croire que vous n’êtes qu’étudiants est une plaisanterie. Vous avez des responsabilités.” Le silence se fait autour de la table. Les regards vers la caméra d’Éric Guéret encore un peu fuyants. Le réalisateur, spécialiste de l’immersion, a été autorisé à suivre la vie du service durant toute la durée du semestre.
L’heure est au choix des blouses blanches. A peine enfilés, il faut prendre en charge ses premiers patients. La galère commence pour Amin qui reçoit deux jeunes hommes – dont l’un est blessé au visage – qui ne parlent qu’Anglais. “C’est compliqué, hein”, lance Mélissa au documentariste, face à un patient en état d’ébriété qui ne répond pas. Lucie prend le relai. Mélissa se rend au chevet d’un homme âgé qui a des difficultés à respirer : “ça va être compliqué”, répète-t-elle.
On la retrouve au self. “J’ai peur de mal faire, et qu’après on me le reproche. Donc parfois, je préfère ne rien faire alors qu’il y a des choses pour lesquelles je suis sûre de moi. Mais je préfère demander pour qu’on ne vienne pas me le reprocher. C’est tout”, confie-t-elle à Lucie, sa camarade, qui se sent elle “plutôt bien”, même si “prendre des décisions quand on est seule est stressant”. “On ne veut pas avoir de décès sur la conscience”, renchérit Mélissa.
La réunion de service à laquelle elles s’apprêtent à assister ne va pas franchement les rassurer. “Hier je me pointe à 17h30, je tombe sur un énorme bordel dû uniquement au fait que les gens n’ont pas travaillé”, lance le Dr Mathias Wargon aux praticiens seniors. “Tout le monde voit que les patients s’accumulent et personne ne fait rien. C’est d’autant plus inadmissible qu’on laisse la charge de travail aux gens qui sont de garde !” s’agace-t-il.
L’urgentiste ajoute qu’il a reçu une plainte d’une patiente prise en charge pour une plaie dans le service en 2013, lorsqu’il n’était pas encore en poste. “Personne ne lui a fait le tétanos. Aujourd’hui, elle a un tétanos et elle est en fauteuil roulant. C’est une faute […] Toutes les plaies s’accompagnent d’un test antitétanique”, rappelle-t-il avant de couper court : les patients arrivent en nombre, tout le monde doit repartit s’affairer.
Un patient qui “aurait des antécédents connus de toxicomanie” arrive inconscient. Il aurait fait un coma éthylique. Les personnels s’activent pour “éviter l’intubation”. Evan l’emmène au scan. Le résultat se veut rassurant. Hélène est dans un box voisin, et cherche à comprendre ce qui est arrivé à une personne âgée, accompagnée par son fils. Difficile, car sa patiente ne parle plus depuis plusieurs mois. Dans les couloirs, les personnels s’activent. Le service est plein à craquer. Le Dr Wargon informe la direction de la situation, impuissant.
Face à la violence, ne jouez pas aux “héros”
Outre les urgences “classiques”, la deuxième vague de Covid frappe les hôpitaux, en particulier ceux d’Ile-de-France. Lucie prend justement en charge un patient positif qui ne s’alimente plus. Sa fille est inquiète, elle ne l’a jamais vu dans un tel état. Il faut l’hospitaliser, mais il n’y a plus de lit Covid disponible. “C’est très mal fait leur site”, peste l’interne, qui cherche à trouver un lit pour son patient dans un autre hôpital. Mission réussie : une place lui est réservée à La Pitié Salpêtrière. Lucie exulte. “Ah, ça, c’est fait”, soupire-t-elle, soulagée.
Viennent les premières gardes. C’est Amin qui s’y colle : “Je vais essayer de ne pas faire de massacre”, plaisante-t-il. Il… se rend au chevet de sa première patiente de la soirée, une femme de 68 ans qui souffre de douleurs au dos. “Ah on est dans le box qui ne ferme pas”, lance-t-il. Plus jeune, Amin ne voulait pas spécialement devenir médecin. Après le bac, il s’était orienté vers une licence de sciences du vivant et biologie, mais s’était vite rendu compte que ça ne lui plaisait pas. “Même quand on n’en a pas la passion initialement, elle vient rapidement quand on se lance dans les études, explique-t-il à une consœur.
L’atmosphère change peu à peu au fil des heures. Des patients ivres hurlent dans les couloirs. Certains doivent être attachés et sédatés par les personnels. L’hôpital de la périphérie parisienne, situé dans un désert médical, accueille aussi les urgences psychiatriques, mélangées avec les urgences classiques. “Certains patients sont agressifs, violents, agités”, explique une soignante. “Nos urgences sont assez sécurisées […] Si vous vous retrouvez face à quelqu’un de violent qui veut sortir, vous n’êtes pas des super héros donc la réponse est ‘oui, je vous ouvre la porte’”, indique le Dr Wargon à ces équipes.
“Le système ne nous aide pas”
La chasse d’eau des toilettes de la chambre de garde est cassée. Les imprimantes, à la peine. La porte des brancards, elle aussi, est HS. “En fait c’est ça qui nous tue à l’hosto, déplore le Dr Wargon. On a nos propres problèmes mais on se retrouve face à un système où personne ne nous aide. Tout le monde à mieux à faire. Alors les discours du type ‘le patient au centre du système’… Personne en a rien à branler du patient, de ses collègues. Les gens, ce qu’ils veulent, c’est qu’on leur foute la paix. Mais putain qu’ils arrêtent d’être en réunion et qu’ils bossent”, s’insurge le chef de services face à ses personnels démunis.
Lucie fait face à une situation qu’elle n’avait jamais rencontrée jusqu’ici : une patiente alcoolisée et sans abri a été battue par son compagnon. “Tu ne sais pas quoi faire, tu ne connais pas les processus. On ne te les apprend pas”, déplore la jeune femme, qui revient sur cet épisode qui l’a marquée avec sa camarade Hélène. “Qu’est ce qu’on propose concrètement à cette personne ? C’est bien gentil de regarder, de lui refermer sa plaie, et de lui faire un certificat médical descriptif en lui disant d’aller porter plainte, mais ce n’est pas le concret”, prend-elle conscience.
“Je suis allée voir un chef, et je lui ai demandé ce qu’on proposait à cette dame, si on avait quelque part des numéros d’associations, de refuges, d’aides juridiques, etc. On m’a répondu ‘J’en sais rien’, rapporte l’interne, encore choquée. Ça m’a vachement troublée : soit tu me dis oui, soit tu me dis non, mais le ‘J’en sais rien’ qui veut dire ‘Je ne me suis jamais même posé la question’, ça m’a paru fou. Ce n’est pas grand-chose d’imprimer une page Word avec le numéro et l’adresse de la maison des femmes, ou des associations d’à côté, des renseignements. C’est dur de faire sortir la personne sans rien”, confie-t-elle.
En pleine réunion, les soignants sont interrompus par des cris qui viennent du couloir. Ils sont ceux d’un patient agressé qui réclame de sortir. Le chef de service est obligé d’interrompre la réunion quelques instants pour régler la situation. Le patient sort de la prison de Fresnes, il a un bracelet électronique. “Un règlement de compte”, pense le Dr Wargon.
“Je ne sais jamais si je réagis bien ou pas avec les patients”
Noël approche. Boules de neige et guirlandes parent désormais les vitres de leur salle commune. “D’habitude je n’aime pas trop les décorations dans le service mais cette année, je crois que tout le monde en a besoin”, lance le Dr Wargon. Les internes prennent leurs marques petit à petit. Mais des incertitudes persistent. “Je ne sais jamais si je réagis bien ou pas avec les patients. C’est quelque chose qu’on ne nous apprend pas forcément en médecine. Même… avec toute l’empathie qu’on peut avoir, je ne sais pas si ça leur fait du bien”, explique Lucie. “On a peu de choses sur quoi se baser pour développer cela. C’est dommage car finalement c’est une énorme part de notre métier.”
Les patients psy sont de plus en plus nombreux. Il reste peu de places pour les autres. “Tant pis, on fait de la médecine dégradée. Pas le choix”, indique le Dr Wargon aux équipes. Il appelle la direction. “Le personnel est au bord du craquage, il me faut au moins une infirmière et une aide-soignante en plus. Pour maintenant. J’ai des petit-déj à donner, des patients à ranger. J’en ai partout”, dit-il à son interlocuteur. “Je trouve que je suis plutôt de bonne humeur par rapport à la situation”, ironise-t-il. “Si déjà on me soulageait de la psychiatrie…” “Y en a ras-le-bol”, commente un médecin, dans le couloir.
“La psychiatrie, c’est une catastrophe parce qu’on sait très bien que ce sont des patients qui vont rester longtemps, explique Evan. Il y a de plus en plus de [patients] psy et de moins en moins de lits donc c’est problématique”. “On est rentrés dans une logique commerciale : on pense que l’hôpital doit être rentable alors que la santé ne sera jamais rentable”, ajoute-t-il, amer. Les hôpitaux “doivent avoir le plus gros turn over possible, réduire au maximum leur budget, leurs capacités… On en est là maintenant.”
Le jeune homme dénonce des décisions prises par des personnes “complètement hors sol, qui ne comprennent rien à ce qu’il se passe et répondent juste à des logiques commerciales”, pointant notamment du doigt certaines agences régionales de santé “qui ont dit que ce serait bien de fermer des lits” durant la première vague de Covid-19. “Si on arrivait à caser nos patients facilement, ce serait un plaisir de travailler parce qu’on saurait que nos patients auraient un avenir. On n’aurait pas à passer 1h au téléphone à appeler toutes les cliniques du 93 et d’Ile-de-France pour les caser. Il faut des lits, c’est tout.”
La tension monte dans le service. Il n’y a pas assez de personnel, trop de malades. Le mal de la décennie. “Sur une majorité de médecins des urgences, il n’y a quasiment que des étrangers”, explique Amin, qui recoud un patient. C’est grâce à eux que tient le service. “Ça témoigne d’un problème, analyse le jeune homme. Les urgences de l’hôpital public n’attirent pas beaucoup. Heureusement qu’il y a des médecins étrangers.”
Le printemps pointe le bout de son nez, synonyme de la fin proche du stage. Malgré des conditions difficiles, l’ambiance est au rendez-vous. Les internes écoutent de la musique dans une salle informatique. Un moment de répit dans ce quotidien parfois chaotique. “Les conditions de travail sont pénibles, livre une soignante. On ne peut pas le nier. Il y a des jours où je rentre à la maison en tenant à peine sur mes jambes.” Il manque plusieurs infirmières. En cause : un manque de postes. “Je ne le comprends, je ne l’accepte pas, reprend-elle. J’ai l’impression qu’on n’est pas considérées.” Une autre dénonce “la paie scandaleuse”, au vu des responsabilités.
“Le personnel, c’est sur lui qu’a reposé la crise”, abonde le Dr Wargon qui dénonce que “les fous”, les malades, les personnes âgées soient invisibilisés. “Les soignants s’occupent de tous ces gens-là, et après on leur dit qu’ils coûtent de l’argent ! On est un coût pour la société”, dénonce le médecin médiatique, qui se dit “inquiet pour l’avenir”. Hélène use d’une métaphore pour décrire l’hôpital : “L’imprimante est la représentation de l’hôpital. Il y a des pièces qui ne marchent pas mais on ne les répare pas. On préfère se passer du recto-verso. On essaie de faire en sorte qu’elle tienne, mais on ne la remplace pas.”
“On s’habitue. On fait un fax, c’est préhistorique mais on ne pose pas la question”, Les sourires sont néanmoins sur les lèvres, les premiers succès ont redonné confiance à certains. “Je fais tout maintenant”, lance Evan, avec une certaine fierté. “L’hôpital, c’est toute ma vie. J’ai fait 4 stages ici, c’est mon dada”, ajoute-t-il. “Comme dit ma mère, c’est la plus belle invention de l’Homme de toute l’histoire de l’humanité.”
Après son stage, Evan a décidé de repasser les ECN pour obtenir la spécialité dont il rêvait : la pédiatrie. Concours réussi avec succès. Amin, Hélène, Lucie et Mélissa continuent leur formation pour devenir médecins généralistes.
Premières urgences, d’Éric Guéret
En salles depuis le 16 novembre.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt
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