« L’interview qui tue » n°3
Le Dr Augustin Vallet nous parle d’Alta Strada.

1- Dr Augustin Vallet, tu es médecin généraliste, Poitevin, installé à Bastelicaccia et secrétaire général adjoint de l’ URPS ML Corse. Es-tu un fan de Sting pour nous avoir joué un remix de « An Englishman in New York » du côté d’Ajaccio ?

C’est exactement ça. Lorsque j’ai entendu son duo avec I Muvrini “Fields of golds” en 98 (j’avais 16 ans), je me suis mis en quête de ces “champs d’or”… Et j’ai fini par les trouver puisque je suis installé à côté de “Campo del Oro”, dans la périphérie d’Ajaccio. A ma grande surprise, j’ai constaté en arrivant en Corse que l’on trouve plus de strings que sting sur les plages corses, mais bon, on s’y fait.Plus sérieusement, on va dire qu’il s’agit d’un concours de circonstances qui a commencé avec mon choix d’internat à Marseille (premières promos des ECN), mon dernier stage au CH d’Ajaccio suivi de remplacements dans les environs “en attendant de passer ma thèse”, puis des rencontres qui m’ont données envie de rester un peu plus et des opportunités pour m’installer. Les choses se sont fait assez naturellement, je ne me suis jamais senti comme un “alien” et mon intégration s’est très bien passée. Et comme je suis grand amateur de montagne et de voile, je suis plutôt bien servi ici.

2. Comment en es-tu venu à t’intéresser au numérique dans la santé ?

Je ne suis pas spécialement un “geek”, mais je fais parti de cette génération qui a vécu la transition de l’exercice médical du papier vers le numérique. Au début de mon externat je rédigeais mes observe à la main, je classais des résultats de biologie et je regardais des scanners au négatoscope… A la fin de mes études tout ceci était dématérialisé (je me rends compte que ça fait pas vraiment “jeune médecin” tout ça). Pour ce qui est de la e-santé à proprement parler, ça remonte à plus de 10 ans. J’ai réalisé mon stage de médecine ambulatoire (2008) dans un cabinet de montagne des Hautes-Alpes, fraichement équipé d’une table de radiographie numérique à l’époque (du fait de l’activité de traumatologie lié à la pratique du ski dans les stations voisines). Nous avons commencé à échanger les clichés par mail avec les chirurgiens orthopédiques (situés à 40 minutes) pour discuter des indications éventuelles de chirurgie, le début de la télé-expertise ! Cette expérience m’a bien plu et dans la foulée, j’ai réalisé ma thèse sur les “Intérêts et perspectives d’une plateforme de télémédecine en médecine libérale” (2010). Il en ressort que, déjà à l’époque, les confrères souhaitaient faciliter leurs échanges entre eux et avec leurs patients via l’usage des NTIC… Restait à mettre en place tout ça. Après une expérimentation de téléconsultation dans les territoires isolés de Corse (projet ETTIC, 2013), j’ai pu intégrer les URPS-ML de Corse pour travailler sur un projet de télé-dermatologie avec le Dr Florence Ottavy. De ces retours d’expériences est né le projet de plateforme de télémédecine “Alta-Strada” en 2017.

3. Parle-nous d’Alta Strada. Déjà le nom. La « Haute Route »… Y a-t-il bien plus qu’un simple logiciel derrière ce projet ?

Tout à fait. Pour revenir sur le nom, c’est un clin d’oeil à la mythique “haute-route” (GR 20 hivernal). S’affranchir des obstacles géographiques et climatiques, permette de relier les patients avec leurs médecins traitants ou spécialiste, leurs pharmaciens, leurs paramédicaux et établissements de santés d’un bout à l’autre du territoire, via cette “haute-route” de l’information médicale. Si il y a bien un territoire en France où la télémédecine est “légitime”, c’est bien la Corse. Île-montagne, population rurale isolée, déplacements compliqués, pas de CHU… Bref, la notion de “difficultés d’accès aux soins” de premier, deuxième ou troisième (CHU) recours n’est pas usurpée. Malgré cela, la Corse n’a jamais eu de GCS dédié à la e-santé ni remporté l’appel d’offre rapport (TSN ou autre) en rapport. Nous (les libéraux) avons donc décidé de prendre les choses en main et de nous doter d’un outils de télémédecine au sens large. Nous avons donc réunis tous les unions représentatives des professionnels de santé (médecins, pharmaciens, IDE…), ainsi que les associations de patients, pour définir ensemble un cahier des charges en partant véritablement d’une feuille blanche et indépendamment des tutelles… Et nous n’avons pas été déçus du résultat ! Donc effectivement il y s’agit là de bien plus qu’un simple logiciel, c’est un projet presque “politique”, où les professionnels de santé définissent et détiennent leur outil de production de soins.

4. En quoi Alta Strada conduit à une trajectoire différente de ses concurrents? Penses-tu réellement pouvoir tenir tête à des entreprises à plusieurs millions d’euros de chiffre d’affaires ?

Alta-Strada n’a pas vraiment de concurrent puisqu’elle ne s’inscrit pas dans une démarche commerciale, c’est un outil produit par ses utilisateurs.Outre le fait que les professionnels libéraux en soient à l’initiative, la différence (ou plus-value) est qu’Alta-Strada se présente comme un réseau social autour du patient, avec ses praticiens ; mais également comme un réseau inter-professionnel territorial (et même au-delà avec les PU-PH des CHU Marseillais et Niçois). Cette notion est primordiale… Il n’y a aucun sens à ce qu’un médecin télé-consulte un patient à l’autre bout de la France pour une consultation one-shot sans le connaitre. C’est même complètement contre-productif pour ne pas dire dangereux (et en dehors de l’esprit de l’avenant 6). Que des boîtes commerciales surfent sur la vague de la téléconsultation (remboursée intégralement par la CNAM en ce moment qui plus est ! La boîte de pandore est ouverte… mais pas pour les médecins !) en proposant un complément de salaire à quelques PH-C contre une trentaine de téléconsultations par heure, voilà un belle exemple de dumping de la sécurité sociale et “d’ubérisation” de notre profession. Car vous vous doutez bien que le médecin en question ne touchera qu’un petit pourcentage de ses téléconsultations.Et pour en revenir aux “millions d’euros de CA”, il faut bien garder à l’esprit que le chiffre d’affaires en question, ce sont les médecins qui le génèrent… A l’heure actuelle ces entreprises ne gagnent pas d’argent. Elles dépensent sur de la dette pour gagner un maximum de part de marché mais ne génèrent pas de bénéfice, alors qu’elles sont valorisées jusqu’au milliard pour certaines… Bizarre non ? Une partie de l’explication se trouve dans la liste des investisseurs de ces sociétés. Visiblement les fonds de pensions estiment que l’avenir est à la e-santé. Lorsqu’ils prennent des participations dans des sociétés, c’est pour un ROI à 7-8% à 5 ans… A titre personnel, je ne télé-consulterai pas pour rémunérer des actionnaires, et je ne pense pas être le seul dans ce cas… Donc oui, je tiendrai tète aux entreprises dont la vocation est de générer des dividendes sur le dos des médecins ou de l’AM pour des gens qui n’ont rien à voir avec le soin, et j’irai même plus loin. J’encourage mes confrères à s’approprier leur outil de “e-santé”. La télémédecine n’est n’y plus ni moins que du télé-travail médical ; ils doivent investirent dans leur “cabinet dématérialisé” au même titre que leur locaux “en dur”.

5. Alta Strada a été conçu en réfléchissant à l’approche territoriale de la santé, donc aux CPTS. Les médecins sont pourtant frileux sur le sujet, pendant y perdre leur autonomie. Que peut nous apprendre un élu corse pour conserver notre autonomie et indépendance ?

Je ne suis pas Corse d’origine mais il y a une chose que j’ai appris de mes confrères élus corses, c’est de se méfier du diable qui se cache dans les détails et de ne jamais céder aux tentatives de spoliation de notre indépendance par les technocrates, quitte à rompre tout canal de communication (historique ou pas) avec les tutelles.Il est clair que les structurations en cours (CPTS, GHT…) sont une façon déguisée de faire entrer le loup dans la bergerie, et de préparer le terrain aux investisseurs privés “non-soignants”. Soyons réalistes, dans une économie en contraction (et ce indépendamment du Covid), il ne reste plus beaucoup de “leviers de croissances”. La santé est l’un des derniers, mais il est essentiel de veiller à ce que l’argent bénéficie au soin ; l’augmentation de l’ONDAM ne doit pas être interprété comme une promesse de rendement…

6. Si l’on voit plus loin, en quoi cette volonté d’autonomie peut se décliner à l’ensemble de notre métier ?

Merci pour cette excellente transition. Je rêve que les médecins se fédèrent largement et s’organisent en groupe(s) d’investissement(s). Ils doivent rester aux commandes de leur outils de travail, sinon il se passera la même chose qu’à l’hôpital : on les cantonnera dans une simili-CME mais le pouvoir sera aux mains des directeurs (financiers).Je verrai bien une société d’investissement réservée aux médecins et soignants, d’ambition nationale avec des relais régionaux ou territoriaux (à l’échelle des CPTS), un peu comme une franchise qui n’en porterai pas le nom. Cela pourrait commencer par une solution de e-santé/télémédecine appartenant aux médecins et mutualisée, puis progressivement investir dans les murs, en privilégiant l’investissement et la gouvernance locale. Nous avions initié cette démarche avec des confrères et amis (d’hippocup) de toute la France il y a 8 ans mais c’était trop tôt à l’époque. Il est temps de ressortir le projet des cartons, avec plus d’ambition… Le plus important aujourd’hui est de faire prendre conscience aux confrères que le temps des bisounours philanthropes est terminé (eut-il existé).

7. Question perso: le confinement en Corse était-il une prise du maquis ou une balade dans l’île de beauté sans les touristes ? Plus sérieusement, en quoi pour toi la crise Covid19 a-t-elle pu changer le système de santé ?

Je vais essayer de répondre précisément à ta question, il y aurait tant à dire sur cette crise… Pour la première partie de ta question, je dois avouer qu’il m’est arrivé de prendre le maquis pour me balader (respect des gestes barrières à 100 %). En dehors de la capacité exceptionnelle des confrères (réanimateurs notamment) à s’adapter et à se s’investir corps et âmes à leurs vocations, il est évident que la téléconsultation (ou plutôt son appropriation par une majorité de médecin) ressort comme le changement du système de santé, en terme de pratique tout au moins. En Corse, nous sommes passés en 1 mois de 5 à 83% des médecins libéraux pratiquants des téléconsultations pendant la crise.Plus largement, j’ai constaté une réelle prise de conscience des collègues sur l’incapacité des tutelles à gérer une crise et sur la nécessité de s’organiser d’eux-mêmes à l’avenir, si possible avant la prochaine crise.

Glossaire :
CPTS : communauté des professionnels de santé d’un territoire
GCS : groupement de coopération sanitaire
GHT : groupement hospitalier de territoire
NTIC : nouvelles technologies de l’information et la communication
ROI : Return on Investissement
TSN : territoire de soins numériques