Les récentes annonces d’Agnès Buzyn sur les urgences ont mis en lumière l’échec des décrets de plafonnement des rémunérations à réguler les dérives de l’intérim médical, qui semblent même s’accentuer ces derniers mois. Entre des hôpitaux qui ne respectent pas les décrets, des PH cumulards et des services en grève, recruter aux urgences tient de l’équation insoluble. Autopsie d’un phénomène en plein essor.

 

2013. À la demande de Marisol Touraine, le Dr Olivier Véran produit un rapport sur l’intérim médical. Le constat est sans appel : l’intérim explose et les dépenses hospitalières avec. Pour y remédier, le jeune député socialiste propose entre autres de plafonner les rémunérations des médecins intérimaires. La mesure, inscrite dans la loi de santé, est appliquée en novembre 2017 par Agnès Buzyn. Un plafond dégressif est instauré pour la garde de 24 heures : de 1404 euros brut en 2018, la rémunération ne devra pas dépasser 1287 euros l’année suivante, puis 1170 euros à compter de 2020.

Cette reprise en main a-t-elle suffi à endiguer l’intérim ? De l’avis général, en aucune manière. “J’ai eu des exemples un peu partout d’hôpitaux qui continuent à ne pas respecter le décret de plafonnement pour continuer à avoir des intérimaires dans leur service”, explique le député LREM Thomas Mesnier, lui-même urgentiste et en charge de la mission de refondation des urgences aux côtés du Pr Pierre Carli, patron du Samu de Paris. “Il y a les établissement qui le respectent, mais qui ont de fait du mal à trouver des intérimaires, et d’autres qui continuent à fonctionner comme avant.”

À la FHF, on peste contre la “chienlit” de l’interim médical et on confirme que “tout est question de rapport de force”, sans vouloir s’étendre sur le poids que fait peser l’intérim sur les budgets des hôpitaux. “Ça augmente”, se borne-t-on à commenter.

“Ce qui se passe en réalité, c’est que les besoins en intérimaires ont explosé depuis cette histoire de décret”, estime le Dr Christine Dautheribes, anesthésiste et secrétaire adjointe du Syndicat national des médecins remplaçants des hôpitaux, en lutte contre le ministère (voir encadré). “Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui ont raccroché la blouse et le stétho : maintenant on a des offres en permanence.” La porte-parole du SNMRH y voit un effet démographique, sans oublier d’incriminer le décret honni. “Pas mal de retraités qui remplaçaient ont dû voir les conditions du décret et penser que ce n’était plus la peine de se déplacer pour ça.”

 

Un “chantage assez malsain”

Peut-être ne fallait-il pas s’effaroucher de si peu. “Je reçois tous les jours des tonnes de mails pour me proposer de l’intérim, de la part de boites auxquelles je ne me suis jamais inscrit”, s’amuse Mathias Wargon, patron des urgences-Smur de Saint-Denis. Et l’urgentiste parisien de faire défiler les offres de la semaine… Alès et Sarlat, 1400 euros net les 24 heures ; Libourne, Marmande, Nemours, 1500 euros ; Douai, 2200 euros (“ah mais c’est pour demain”) ; Sens, 1100 euros (“à mon avis ils trichent”)… Sans compter que les directions ont des moyens détournés pour faire monter les enchères, ne serait-ce qu’en rémunérant les repos de sécurité. Bref, les enchères vont bon train.

Évidemment, les hôpitaux concernés ne contournent pas la loi pour le plaisir. “Les directeurs d’hôpitaux sont entre le marteau du service public et des ARS [qui imposent une continuité de service, NDLR] et l’enclume du manque de médecins”, résume Mathias Wargon. Les médecins intérimaires “savent très bien que s’ils ne viennent pas, la ligne de de garde pourra être en péril et il faudra fermer un service à la population”, renchérit Thomas Mesnier, qui évoque “un chantage assez malsain”. À sa connaissance, les ARS s’en tiennent à faire des “remontrances” aux hôpitaux ne respectant pas le décret.

 

 

La pression que fait peser l’intérim sur les hôpitaux est d’ailleurs loin d’être seulement budgétaire. L’ambiance et l’organisation des services d’urgences s’en ressentent. “Les médecins intérimaires viennent, font leurs 24 heures puis s’en vont”, souffle le député “marcheur”. “Le niveau est assez inégal, l’implication aussi, et de fait on a des services qui fonctionnent pour partie, voire pour majorité avec des intérimaires.” En position de force, les intérimaires privilégient les postes les moins exigeants, dans les Smur par exemple, tandis que les PH du service d’épuisent à faire des gardes à l’hôpital.

“Les intérimaires ça provoque des scissions dans les équipes”, confirme Mathias Wargon. “Vous ne pouvez pas avoir un médecin payé 4000 euros par mois avec des gardes à 200 euros de plus, et un mec avec lui payé au minimum 50 euros de l’heure, qui sera payé qu’il bosse ou pas, et qui peut laisser une salle bordélique le matin.” Sans même parler de l’effet sur les soignants, payés en un mois ce qu’un urgentiste intérimaire gagne en 24 heures…

 

Des “comportements nouveaux” qui inquiètent

On observe également des “comportements nouveaux”, comme les qualifie pudiquement le ministère dans son dossier de presse sur la refondation des urgences. “Un PH à temps plein dans son hôpital et qui fait de l’intérim sur ses plages de repos, ça c’est assez nouveau”, développe le Dr Thomas Mesnier. L’intérim à 100 %, jadis la norme, fait place à de l’intérim d’opportunité chez des hospitaliers, souvent jeunes, en quête de rémunération complémentaire. “J’ai même entendu l’histoire d’un PH qui s’était mis en disponibilité pour faire de l’intérim, et revenait en faire dans son propre service”, confie Mathias Wargon.

C’est du reste le scénario qui s’est déroulé au CH de Mulhouse, où les démissions de PH s’enchaînent dans un contexte de conflit social total. De quoi susciter l’ire du DG de l’ARS Grand Est, Christophe Lannelongue. “On est face à des gens qui plantent leurs collègues et demandent à se faire réembaucher comme intérimaires, à 1.500 à 2.000 euros par jour. Les urgentistes de Mulhouse ont inventé le racket de groupe”, pestait il y a peu le haut fonctionnaire dans les colonnes de Mediapart. A quoi deux des médecins visés, désormais hospitaliers en Haute-Savoie, ont tenu à répondre qu’ils étaient déjà bien aimables de revenir aider leur ancien service, au sein duquel ils ont tenté durant des années d’alerter sur leurs conditions d’exercice. En vain.

 

 

Comment juguler l’hémorragie ? C’est tout l’objet des mesures annoncées par Agnès Buzyn le 9 septembre dernier, dans un contexte de grève des urgences. Quelques actions symboliques ont été ajoutées à l’initiative du Pr Carli : les médecins intérimaires devront désormais remettre au centre employeur une attestation sur l’honneur qu’ils ne pratiquent pas le cumul d’activité avec leur poste de PH, et devront s’acquitter eux-mêmes de leur assurance de responsabilité civile (quelques centaines d’euros par mois au maximum), jusqu’à présent prise en charge par l’employeur public. Mais rien de nature à bouleverser la donne, à l’évidence.

 

Se regrouper pour peser

Sur le fond, le Gouvernement semble davantage miser sur le développement de la mutualisation inter-hospitalière. Agnès Buzyn n’hésite pas à évoquer “un intérim hospitalier” : à 200 euros l’indemnité de garde, à quoi s’ajoute le temps de travail additionnel et une prime d’exercice territorial portée à 1000 euros (contre 418 aujourd’hui), l’hôpital public aurait selon elle les moyens de rivaliser avec la concurrence. Laquelle, loin de se limiter à l’intérim, compte aussi les centres médicaux privés, les cliniques et même les centres de santé publics…

“Mon idée c’est surtout de rendre l’exercice multisites aux urgences plus attractif dans le cadre de l’exercice public, et de fait ça rendra l’intérim beaucoup moins intéressant”, développe Thomas Mesnier. “C’est pour ça qu’on dit qu’il faut avancer sur les équipes de territoire et renforcer la coopération entre les services.” L’urgentiste d’Angoulême cite l’exemple des urgences de Narbonne, où “le service marche si bien qu’ils ont dû créer des services alentours pour garder tout le monde et que les médecins puissent faire de l’exercice partagé.”

Car l’attractivité ne se résume pas au portefeuille : les conditions d’accueil, l’ambiance et surtout l’organisation d’un service pèsent aussi dans la balance. “C’est une histoire d’organisation, de management : souvent c’est un chef qui sait cheffer, leader dans son équipe, qui sait embarquer les autres professionnels du service dans sa dynamique”, estime Thomas Mesnier. D’où l’espoir que les services attractifs puissent irriguer les territoires alentours. Mais le député LREM ne se fait guère d’illusions : “au fond du sujet, il y a quand même la question de l’attractivité du poste de PH”.

 

 

Prévue à l’horizon 2020, la réforme du statut unique du PH est formellement engagée, la loi de santé prévoyant la possibilité pour le Gouvernement de déterminer les contours du nouveau statut par ordonnance. Mais le dossier semble pour l’heure en stand-by, les dernières concertations avec les syndicats remontant à avant l’été. Comme s’il n’y avait pas urgence.

 

Ministère vs “mercenaires” : où en est-on ?

Vent debout contre le décret de plafonnement, certains médecins intérimaires se sont organisés en collectif pour organiser une riposte. Arguant d’une diminution de 30 % de leurs revenus (le prix habituel d’une garde de 24 heures étant de 1300 euros net), le SNMRH a diffusé une “liste noire” des hôpitaux respectant le décret, appelant au boycott. L’initiative avait suscité les foudres du ministère : fait rarissime, la DGOS a déposé plainte en novembre 2019 contre les trois membres du bureau du SNMRH : sa présidente Linda Darasse, son secrétaire Abdelaziz Hanaf et sa secrétaire adjointe Christine Dautheribes. “Le ministère a écrit à nos ordres, formulé sa plainte et demandé une sanction assez conséquente”, confirme cette dernière, qui voit dans la réaction de l’avenue Duquesne une entrave à l’action syndicale. Les plaintes sont toujours en cours d’instruction par la juridiction ordinale.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Yvan Pandelé

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