Mentionnée dans le plan “Ma santé 2022” présenté en septembre dernier par le président de la République, l’intelligence artificielle fait partie des nombreux axes gouvernementaux à déployer dans le cadre de la transformation du système de santé. Qu’en est-il pour la médecine de ville ? Les médecins libéraux doivent-ils craindre pour leur pratique ?

 

“A l’heure de l’intelligence artificielle, ce que nous devons déployer, c’est le système numérique qui permet à l’ensemble des professionnels de santé comme aux patients, [pour] les uns d’exercer leurs fonctions comme il se doit aujourd’hui et [pour] les autres de bénéficier de cette médecine personnalisée qui est en train d’advenir. Et [ce] n’est pas une mode, une lubie ou simplement un changement technique. Ce qui est en train d’advenir, c’est une révolution profonde de la pratique médicale.” C’est l’une des ambitions exprimées par le plan “Ma santé 2022” présenté par Emmanuel Macron.

Cette transformation numérique repose sur trois orientations parmi lesquelles on retrouve l’intelligence artificielle (IA) : “Tirer profit des progrès de l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé, tout en apportant aux citoyens la garantie d’un haut niveau de protection des données personnelles.” L’intelligence artificielle peut être définie comme l’ensemble des programmes informatiques, techniques et technologies permettant de résoudre des problèmes de santé via la performance de la machine. La pratique la plus opérationnelle est celle de “l’apprentissage machine” par reconnaissance d’images, actuellement étudiée en ophtalmologie pour le diagnostic de la rétinopathie diabétique, en dermatologie avec les lésions cutanées ou encore en radiologie pour le dépistage de certains cancers. “Avec l’IA, nous sommes dans la déstructuration d’un monde basé sur le médecin ordonnateur savant, souligne le Pr Guy Vallancien, chirurgien et membre de l’Académie nationale de médecine. L’arrivée de la machine va l’aider à effectuer le diagnostic.” Autrement dit, détecter, à la place du “cerveau humain”, certaines pathologies rares : “Ce n’est pas malsain mais bénéfique, estime le professeur. Les confrères doivent s’en rendre compte car, aujourd’hui, ils ont encore peur de perdre leur pouvoir. C’est d’autant plus important que les maladies deviennent muettes, sans symptômes… L’imagerie, tout comme la biologie, vont aider à leur détection.”

 

Entre science-fiction… 

L’intégration de l’IA dans les pratiques médicales peut entraîner un phénomène de révolution des cas d’usage. Néanmoins, Jean-Patrick Lajonchère, directeur du groupe hospitalier Paris Saint-Joseph, qui aborde la question de son impact sur l’évolution des métiers dans l’ouvrage Santé et intelligence artificielle*, perçoit un “raz-de-marée” autour de l’IA, alors que dans la réalité, “il n’y a pas grand-chose qui existe et qui fonctionne”. “Tout le monde s’en empare, exprime ses peurs, mais pour le moment l’IA relève encore un peu du domaine de la science-fiction” renchérit le Dr Luc Réfabert, de l’URPS médecins libéraux Île-de-France. Car si l’on voit poindre des outils pour l’aide au diagnostic de rétinopathie, par exemple, la robotisation des tâches médicales ne s’est pas encore déployée. Cela reste des algorithmes programmés par l’humain.” En revanche, nuance le Dr Jacques Lucas, vice-président du Conseil national de l’Ordre des médecins et délégué général aux systèmes d’information en santé, si “nous n’en sommes encore qu’aux prémices de l’intégration de l’IA dans le parcours de soins des patients […], l’IA légère, celle qui repose sur un arbre décisionnel implanté dans un ordinateur, peut être amenée à se déployer très rapidement, par exemple au sein des logiciels métiers des médecins”. Dans les cinq à dix ans à venir, le développement de l’IA permettant un diagnostic à la suite de l’observation d’une lésion en photo pourrait également être envisagé.

 

… et “médecin augmenté” 

Les métiers de la santé risquent, de fait, d’être touchés par cette arrivée de l’IA. “Nous allons avoir de moins en moins besoin des radiologues et des biologistes car la machine va prendre le relais, considère le Pr Vallancien. En revanche, nous aurons toujours besoin des manipulateurs.” Il estime ainsi qu’il faudrait, dès à présent, envisager une réduction du nombre de ces spécialistes en formation (les biologistes et les radiologues en particulier), qui risquent d’être trop nombreux sur le marché d’ici quelques années. En contrepartie, l’IA pourrait donner lieu à l’émergence de nouveaux métiers, notamment des ingénieurs formés en quatre à cinq ans pour opérer, à l’aide de robots, sur une aire opératoire dédiée, dont le trajet serait balisé. “Les chirurgiens seraient alors uniquement physiquement présents pour les urgences et les tâches non programmées”, estime le Pr Vallancien.

Le Pr Bernard Nordlinger, chef du service de chirurgie générale digestive et oncologie à l’hôpital Ambroise-Paré (AP-HP), est, pour sa part, plus nuancé car, si le radiologue pourra être assisté des machines qui lui fourniront une précision de diagnostic de lésion dépassant parfois la capacité d’observation de son œil, il devra toujours être présent pour lire et interpréter le résultat, prendre en compte l’image et les antécédents du patient, valider le diagnostic et fixer la conduite à tenir. “Les programmes permettent un calcul rapide, logique, objectif, mais limité dans un domaine, souligne-t-il. L’intelligence du médecin, c’est sa capacité à s’adapter, son bon sens, son émotion, la prise en compte du patient, ce que ne peuvent pas faire les ordinateurs.

Partant de ce constat, le Pr Nordlinger mise sur des “médecins augmentés” ayant, grâce à l’IA, accès à des outils d’aide à la décision qui leur feront gagner du temps. Les médecins seront donc très probablement aidés par la machine face à la complexité grandissante de leur métier rendant parfois difficile la prise en compte de tous les paramètres qui touchent le patient. Ils devront alors recentrer leur cœur de métier, toujours dans la démarche diagnostique, dans l’adaptation d’une conduite à tenir fixée par la machine.

 

Des futurs médecins mieux formés ?

Cette arrivée de l’IA dans la pratique médicale soulève la question d’une intrusion dans la relation médecin-patient, comme il y a une dizaine d’années, avec l’émergence d’internet : le médecin généraliste peut de nouveau se retrouver face à un concurrent virtuel. “La profession doit s’organiser en conséquence,en intégrant dans la pratique professionnelle et l’évolution des métiers ce que l’IA peut lui apporter, dans des délais courts”, indique le Dr Lucas. D’autant plus que le jugement du médecin sera de plus en plus satellisé par la machine. “S’il ne dispose pas de l’outillage pour pouvoir analyser les données des algorithmes, il ne pourra rien en faire“, informe Xavier Briffault, docteur en informatique, chercheur en sciences sociales et épistémologie de la santé mentale au CNRS. Mais une simple acculturation semble suffisante car les outils sont dans la machine, rappelle Jean-Patrick Lajonchère : “Le médecin doit uniquement comprendre le principe général d’action du logiciel. C’est largement suffisant.”

Mais pour d’autres, la formation des futurs praticiens doit évoluer pour intégrer l’arrivée de l’IA dans le domaine de la santé. “Nous sensibilisons les doyens des facultés de médecine sur la nécessité de mettre en place des enseignements spécifiques sur l’IA, indique le Pr Nordlinger. Des data scientists doivent expliquer les nouvelles technologies aux futurs médecins.” Mais aujourd’hui, ces professionnels se font encore rares sur le marché. La formation médicale doit également être plus globalement modifiée car le médecin généraliste peut devenir “le grand gagnant” du déploiement de l’IA sur le marché, “à condition qu’il soit d’abord formé à la compréhension des systèmes algorithmiques mais aussi qu’il devienne le conseiller médical du patient pour les décisions à prendre, les choix à effectuer face aux solutions proposées par la machine”, souligne le Pr Vallancien.

Son rôle sera de réaliser le travail et les recherches, et de trouver les hypothèses auxquelles les médecins ne pensent pas systématiquement. De leur côté, les médecins devront faire preuve d’une approche davantage psychologique. “Or, aujourd’hui, nous n’enseignons pas aux jeunes praticiens à écouter leurs patients”, regrette le professeur. Les dispositifs technologiques peuvent ainsi renforcer la relation médecin-patient, en donnant l’opportunité au praticien d’expliquer de manière plus humaine les conditions de prise en charge. “L’evidence-based medicine doit rester le socle de la formation et de la pratique, mais il faut aussi faire prévaloir la prise en charge singulière du patient“, fait savoir le Dr Lucas. D’ailleurs, le médecin est persuadé que les technologies nouvelles peuvent aider à résoudre des problèmes en préparant les consultations, d’autant plus en cette période où les praticiens ne sont pas suffisamment bien répartis sur le territoire.

 

Des craintes à maîtriser

Si les professionnels du secteur reconnaissent qu’aucune technologie n’est fiable à 100 %, les bénéfices escomptés avec l’IA contrebalancent les risques, « sous réserve d’éviter toute déshumanisation dans la relation médecin-patient », met en garde le Dr Lucas. Côté patients, “l’IA n’a pas encore pris le pas sur le jugement du médecin, indique Xavier Briffault. Généralement, plus la situation médicale devient grave, plus la confiance dans le praticien grandit.” Néanmoins, les patients sont d’autant plus satisfaits de l’arrivée de l’IA dans le secteur de la santé qu’elle peut leur permettre d’avoir accès à des diagnostics rapides. “L’une des seules problématiques qui peut se poser est d’ordre éthique, avec la collecte des données personnelles en santé par des organismes, indique le Pr Guy Vallancien. Mais il s’agit d’une question générale du monde de l’informatique”. “En Europe, nous nous y intéressons via le Règlement général sur la protection des données (RGPD), souligne le Pr Nordlinger. Néanmoins, il est difficile de légiférer de manière restrictive car le progrès va plus vite. La législation doit être souple pour s’adapter, au risque d’empêcher le progrès.”

Autre question qui devrait bientôt se poser, selon Jean-Patrick Lajonchère : que se passera-t-il si le médecin n’applique pas les recommandations de l’IA ou si la machine fait une erreur ? C’est selon lui un terrain pour les assurances… En dehors d’un défaut imputable à la machine, “le praticien doit rester seul responsable de son utilisation et de la conduite à tenir, estime le Dr Lucas. Il ne peut pas abdiquer de sa responsabilité, sinon il perd de son importance. ”

 

“Il faut des garde-fous”

Questions à David Gruson, Fondateur de l’initiative académique et citoyenne Ethik-IA et de la robotisation en santé, et coauteur de la note « IA et emploi en santé : quoi de neuf docteur ? », publiée par l’institut Montaigne en janvier 2019

Qu’entendez-vous par “régulation éthique de l’IA” ?

Il s’agit d’une position de principe fondée dans le cadre du collège Ethik-IA. Les enjeux éthiques peuvent être représentés sous la forme d’une pyramide à trois étages. Au premier étage, le risque le plus élevé : l’IA permettant d’éviter de multiples situations non efficaces et non efficientes, il ne serait pas éthique de ne pas se lancer. Au deuxième niveau, l’idée selon laquelle la sur-réglementation de la médecine algorithmique peut favoriser le recours à des outils concurrentiels produits ailleurs dont on ne peut pas garantir le côté éthique. Il ne faut donc pas bloquer l’innovation. Enfin, il existe des risques éthiques intrinsèques à l’IA qui sont de deux ordres : les risques de délégation de la décision à l’IA par le médecin et le risque de délégation du consentement. Il faut s’en prémunir.

Plaidez-vous pour la mise en place de garde-fous ?

Oui, et d’ailleurs le Comité consultatif national d’éthique a repris deux de nos propositions pour une modification législative de la loi de bioéthique afin de veiller au développement éthique de l’IA. Tout d’abord, prévoir la préservation de la capacité de prise de recul et de libre arbitre du médecin et du patient. Donc veiller à ce que le patient soit informé lorsque la décision concernant son diagnostic ou son traitement est assise sur une aide de l’IA. Puis introduire le principe de garantie humaine de l’IA en santé, c’est-à-dire un degré de supervision mais non à chaque étape. Sinon le développement risque d’être bloqué. Il faut davantage mettre en place des mécanismes de régulation en soft law , avec des outils très pratiques comme la possibilité de demander un deuxième avis ou mettre en place des collèges de garanties humaines, des instances qui vérifient les décisions.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Laure Martin

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