Ils se font tellement discrets qu’on les croyait disparus. De 500 dans les années 1970, le nombre de médecins autorisés à délivrer des médicaments à leurs patients a chuté aux alentours de 90. C’est encore trop pour les officinaux, qui voient la patientèle leur échapper. Installés dans des villages difficiles d’accès, les médecins propharmaciens peinent pourtant à trouver des successeurs, malgré un chiffre d’affaires confortable.

 

Pour vivre heureux, vivons cachés. Telle pourrait être la devise des quelques 90 médecins propharmaciens qui exercent en France en ce début 2018. La jeune généraliste qui s’est installée dans le village de Civry (Eure-et-Loir), 359 habitants, en décembre 2013 l’a appris à ses dépens. Reprenant le cabinet d’un médecin propharmacien parti à la retraite, la praticienne a adressé à son tour une demande de dérogation à l’ARS de la région Centre. Son cabinet coche tous les critères : situé dans un regroupement de communes (1 378 habitants) dépourvues de pharmacie, il prend en charge une patientèle vieillissante (part des plus de 75 ans supérieure à la moyenne départementale) et donc limitée dans ses déplacements. Afin “d’assurer la continuité de ce service de proximité”, le directeur général de l’ARS a donc autorisé la généraliste à avoir un dépôt de pharmacie dans ses locaux et à délivrer des médicaments à ses patients des communes de Civry, Villiers-Saint-Orien, Varize, Conie-Molitard et Bazoches-en-Dunois.

 

“C’est du temps médical en moins”

Le sang des pharmaciens de Châteaudun, à une dizaine de kilomètres de là, n’a fait qu’un tour. Que l’ancien médecin continue de délivrer ses médicaments comme il le faisait depuis les années 1970 passe encore, que celle qui lui succède obtienne ce droit 40 ans plus tard en est une autre. “C’est un exercice anachronique !, s’insurge Thierry Hesnard, co-président du Syndicat des pharmaciens d’Eure-et-Loir, à l’origine d’un recours contre l’arrêté de l’ARS. Les routes ont évolué en 40 ans, 12 km c’est 10 minutes en voiture”, pointe-t-il.

Pour ce dernier, l’argument d’une patientèle vieillissante ne tient pas. “Dans ce cas-là, on met des médecins propharmaciens partout et on supprime les pharmacies”, lance-t-il, signalant que les pharmaciens de Châteaudun se sont engagés “à la quasi-unanimité” à mettre en place des livraisons à domicile 6 jours/7 pour les patients qui ne pourraient pas se déplacer. Une population qui a avant tout besoin de son médecin à plein temps, selon Thierry Hesnard. “La propharmacie, c’est du temps médical en moins, souligne le pharmacien, estimant à 5-6 minutes le temps passé sur une ordonnance simple et jusqu’à 30 minutes sur une ordonnance complexe de 15 lignes. 1 300 habitants, c’est une population importante. Insuffisante pour qu’il y ait une pharmacie certes, mais suffisamment importante pour qu’un médecin ait largement de quoi s’occuper”, juge-t-il.

“On n’est pas contre les propharmacies quand elles sont situées dans des zones reculées où la population n’a accès à rien, comme en montagne”, s’empresse-t-il de préciser. Mais pas en Eure-et-Loir “au 21ème siècle”, à l’heure des déserts médicaux et des délégations de tâches médicales. Les propharmaciens ne sont d’ailleurs plus que 2 dans le département, sur un total de 6 dans la région Centre-Val-de-Loire. De son côté, la généraliste ne souhaite pas communiquer sur ce contentieux, qu’elle subit depuis “trois ans et demi”.

 

L’appât du gain

Elle ne serait pas la seule dans ce cas. A entendre le Dr Alain Dumont, président du Syndicat national des médecins propharmaciens, les demandes de renouvellement seraient quasi systématiquement “attaquées” par les pharmaciens du coin, motivés par l’appât du gain. “Si vous partagez le gâteau en davantage de parts, la vôtre sera moins grosse : c’est le raisonnement des pharmaciens, analyse-t-il. Mais le chiffre d’affaires d’une propharmacie est anecdotique par rapport à celui d’une officine…”

Comptez tout de même 1,5 fois le chiffre d’affaire d’un médecin. “Si le médecin fait 100.000 euros d’honoraires, il fait 150.000 euros de médicaments”, résume le Dr Dumont. Un décret du 28 janvier 2015 accorde aux propharmaciens les mêmes honoraires de dispensation qu’aux pharmaciens : 1,02 euro par boite délivrée, et 0,51 euro supplémentaire par ordonnance complexe (au moins 5 lignes). Et rares sont les consultations qui ne débouchent pas sur la délivrance de médicaments. “Ce matin, il y a une personne à qui j’ai prescrit des aérosols, là je l’ai envoyée en pharmacie”, illustre-t-il, précisant que ses patients restent libres de prendre les médicaments chez lui ou pas. “Moi je suis là pour leur rendre service, pas pour capter quoique ce soit.”

Située à 12 km d’une pharmacie, sa commune, Machault (Seine-et-Marne), et les 7 villages alentours couverts par sa dérogation sont surtout très mal desservis. “Il n’y a aucun transport en commun dans l’arrondissement, à part le bus scolaire”, précise ce généraliste de 53 ans. “Le Conseil d’Etat a toujours donné raison aux propharmaciens quand les pharmacies les plus proches sont situées à plus de 10 km, voire moins dans les zones montagneuses”, souligne le Dr Dumont, associé avec son épouse, également propharmacienne. Installée un an après lui, en 1993, cette dernière a dû batailler pour obtenir la dérogation. “Les patients seraient tous venus me voir moi si elle n’avait pas pu délivrer les médicaments”, explique son mari.

Aujourd’hui, le couple, qui s’est organisé en maison de santé avec des infirmières, fait face à un obstacle légal : l’impossibilité de délivrer des médicaments à des patients qui ne résident pas dans les communes concernées par la dérogation. “Les familles des personnes âgées démentes que l’on voit au domicile doivent aller chercher les médicaments dans une pharmacie avant de venir ici pour que l’infirmière prépare les piluliers. C’est stupide. Il faudrait supprimer cette notion de village : à partir du moment où on est le médecin traitant, on devrait pouvoir délivrer les médicaments”, estime le généraliste.

 

“C’est la secrétaire qui délivre !”

Mais pour Gilles Bonnefond, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (Uspo), il n’est pas question de céder un pouce de terrain supplémentaire. “Tout cela est extrêmement choquant. Les ARS continuent de renouveler les dérogations, sans réévaluer la situation”, charge le syndicaliste, citant le cas d’un médecin propharmacien dans le Sud de la Drôme qui a obtenu une dérogation, alors que son cabinet se trouve à 7km d’une officine. “Les pharmacies sont déjà en difficulté et on les prive d’une partie de l’activité, sans informer, sans consulter. On parle d’aménagement du territoire et on se retrouve avec des situations pas correctes.” Pour Gilles Bonnefond, le CA des propharmaciens n’a rien d’“anecdotique”. “Plus de 100 000 euros, ça correspond à un volume important. Comment font-ils pour cumuler les deux activités ? Pour le dire clairement, c’est la secrétaire qui délivre !”, accuse-t-il.

Si les propharmaciens font des envieux chez les officinaux, ce n’est pas le cas du côté des jeunes médecins. Selon le Dr Dumont, c’est à cause du manque de repreneurs que le nombre de propharmaciens chute chaque année. “Quand j’ai commencé on était 140, maintenant on doit être 90, dont 5-6 dans le Var et 8-9 dans les Alpes-Maritimes – ce n’est pas dans la Creuse qu’il y en a le plus ! Propharmacien, c’est un exercice particulier, on est très souvent isolés : ce n’est pas ce que recherchent les jeunes confrères. Faut pas chercher plus loin”, constate-t-il, fataliste.

 

Les propharmaciens suisses dans le viseur

En pleine polémique sur les rémunérations à “1 million de francs par an” de certains médecins suisses, les yeux se tournent vers les marges “très importantes” des propharmaciens (257 millions de Francs en 2013, contre 182 millions pour les pharmacies traditionnelles). La délivrance de médicaments par les médecins est autorisée dans 17 des 19 cantons alémaniques ; 80% des libéraux seraient ainsi propharmaciens. “Le chiffre d’affaires moyen d’un rhumatologue avoisine les 3 millions de francs [2.6 millions d’euros, NDLR]. Difficile de ne pas se poser de questions”, relève le Dr Bertrand Buchs, rhumatologue genevois, dans un article du Temps consacré au “porte-monnaie des médecins”. D’après une étude publiée en octobre dernier, la délivrance de médicaments par les médecins engendrerait un surcoût de 300 millions de francs par an. Selon les chercheurs, les médecins propharmaciens prescrivent en effet davantage que leurs confrères, car ils bénéficient d’incitation financière.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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