Alors que l’épidémie de grippe se poursuit de façon intensive, les spécialistes ne sont pas tous d’accord concernant la place des antibiotiques dans les viroses. Ainsi, si le Pr Didier Raoult souhaite élargir leurs indications, reconnaissant même à certains un effet antiviral direct, le Pr Antoine Andremont rappelle que l’antibiorésistance constitue une réelle menace.

 

Pour le Pr Didier Raoult (hôpital de la Timone, Marseille), les résistances ne constituent pas un danger en médecine de ville et les antibiotiques ne doivent pas être exclus du traitement des maladies virales. Au contraire, certaines indications habituelles des antibiotiques, comme les angines streptococciques, devraient être revues.

 

Egora : Vous dénoncez les messages encourageant à ne pas prescrire d’antibiotiques dans les maladies virales. Quels sont vos arguments ?

Pr Didier Raoult : C’est une erreur de faire une dichotomie entre virus et bactérie dans les infections respiratoires, car les co-infections bactériennes sont fréquentes. En 2008 est sortie une étude reprenant les autopsies réalisées pendant la grippe espagnole de 1918-1919 montrant que la quasi-totalité des personnes décédées étaient mortes de surinfections bactériennes, à pneumocoques majoritairement (Morens DM et coll. J.Inf.Dis.2008). Donc un épisode de l’ampleur de la grippe espagnole ne se reproduira plus, à condition que l’on sache traiter par antibiotique les patients fragiles. A l’heure actuelle, aux Etats-Unis, les deux tiers des décès liés à la grippe sont dus à une surinfection bactérienne. Un tiers seulement des patients meurent des effets directs du virus.

Pour vous l’antibiothérapie devrait-elle être systématique chez tous les patients ?

Non, bien sûr. En revanche elle devrait être systématique d’emblée pour les patients âgés ou immunodéprimés, et quand la grippe devient sévère ou lorsque la fièvre persiste plus de trois jours. Il faut dire aux médecins qu’il ne faut jamais donner de cortisone, ce qu’ils font malheureusement, car les pneumologues et les ORL ont eu l’habitude d’en prescrire pendant des années. Or les corticoïdes dans les infections respiratoires, c’est une catastrophe. J’ai réalisé au moins deux expertises pour des personnes décédées parce qu’on leur avait prescrit de la cortisone au cours d’une pneumopathie. Je n’ai jamais vu de personnes décédées parce qu’on leur avait donné des antibiotiques.

Votre discours ne risque-t-il pas, en banalisant l’antibiothérapie, d’augmenter le risque de résistance ?

L’augmentation des résistances ne concernent pas les pneumocoques, les streptocoques, les staphylocoques vus par les généralistes, mais les bactéries hospitalières. On crée chez les généralistes une culpabilité, alors qu’en réalité ce sont les antibiotiques dans les élevages et dans les services de réanimation qui sont responsables des résistances actuelles des bactéries à Gram négatif. En revanche il y a des situations où l’on prescrit des antibiotiques depuis 40 ans et qui n’ont probablement pas de justification, comme la prophylaxie des endocardites en cas de détartrage. De même la distinction entre angine streptococcique et non streptococcique n’a plus de raison d’être, parce qu’il n’y a plus de RAA depuis 50 ans en France.

Alors qu’elle devrait être, selon vous, la conduite à tenir devant une angine ?

Je recommande de traiter par antibiotique uniquement les angines graves, c’est à dire hautement fébriles, très symptomatiques, pour lesquelles on redoute une nécrose ou un abcès lié à Fusobacterium necrophorum (voir Centor RM et coll. Ann.intern.Med.2015). Une angine rouge banale à streptocoque A ne représente aucun danger et il n’y a aucun intérêt à la traiter par les antibiotiques, qui ne réduisent même pas la durée de l’épisode. Le TDR est inutile. C’est l’intensité des signes cliniques qui doit guider le traitement. Pour les grippes c’est pareil. Il faut traiter les grippes graves et les patients qui ont des facteurs de risque importants.

Vous soulignez l’activité antivirale de certains antibiotiques et vous écrivez que l’azithromycine, “médicament parfaitement anodin pour les femmes enceintes, (…) s’est avéré efficace contre le virus Zika”, ce qui donne l’impression que des essais cliniques ont été conduits. Pouvez-vous confirmer qu’il ne s’agit que de résultats in vitro (Retallack H et coll Proc Natl Acad Sci USA. 2016) ?

Oui, ce sont des données recueillis sur des modèles expérimentaux in vitro. Les auteurs ont fait cette observation en testant de manière systématique plus de 2000 molécules autorisées par la FDA et bien tolérées par la femme enceinte. Ce procédé est extrêmement novateur. Au lieu de rechercher des molécules de manière “intelligente”, on le fait de manière pragmatique en étudiant de manière systématique des molécules déjà utilisées. C’est beaucoup plus rapide parce qu’il n’y a pas à passer par toutes les étapes du développement d’une nouvelle molécule. Cela a déjà été fait pour d’autres virus et cela a permis de constater, notamment, que la teicoplanine est active contre le virus Ebola. Cela se développe depuis quelques années.

Mais cela ne veut pas dire que ces molécules ont un intérêt en clinique. Il faut le confirmer par des essais.

Oui, mais si j’avais à prendre en charge une femme enceinte infectée par le virus Zika je lui donnerai immédiatement de l’azithromycine, car je sais que c’est actif in vitro, qu’il n’y a pas d’autre traitement actuellement et que c’est bien toléré. Après il sera possible de comparer les résultats obtenus avec ce traitement aux données historiques sans traitement. Il y a ainsi beaucoup de molécules très anciennes qui ont une activité antivirale. La recherche d’antivirus a beaucoup perdu de temps à chercher des composés intelligents, plutôt que d’évaluer des molécules disponibles. C’est un changement de modèle.

 

“La montée actuelle des résistances bactériennes ne peut plus être contestée”

Par opposition, pour le Pr Antoine Andremont (hôpital Bichat-Claude Bernard, Paris), il ne faut surtout pas banaliser les prescriptions, car les résistances sont une vraie menace.

 

Egora : Que pensez-vous des propos du Pr Raoult réhabilitant les antibiotiques dans certaines infections virales ?

Pr Antoine Andremont : Les virus respiratoires peuvent faire le lit d’infections bactériennes secondaires. Cela ne fait pas de doute. C’est pour ça qu’une bactérie a été appelée Haemophilus influenzae, lors de la pandémie de grippe espagnole. Le microbiologiste qui l’a isolée pensait que c’était elle qui provoquait la grippe. Et ce sont les surinfections bactériennes qui sont responsables de la remontée de la température caractéristique du V “grippal”. La mortalité grippale est liée en majeure partie à ces surinfections. C’est pourquoi devant une grippe sévère chez une personne âgée, atteinte d’une maladie chronique ou immunodéprimée il faut donner rapidement des antibiotiques. Cela fait partie des bonnes pratiques médicales. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut traiter toutes les personnes atteintes d’infections virales respiratoires par des antibiotiques. Une attitude systématique conduirait à une surconsommation d’antibiotiques responsable de résistances. La montée actuelle des résistances bactériennes, sa gravité et son caractère global ne peuvent plus être contestés. 

Les résistances ne sont-elles pas liées avant tout aux prescriptions hospitalières et non aux prescriptions en médecine de ville ?

Toutes les utilisations des antibiotiques sont à considérer. Le risque de résistance est présent lors de toute prise d’antibiotique. Celle-ci entraîne une pression de sélection sur la flore commensale, qui fait que les bactéries présentes sur la peau, dans la gorge, dans le tube digestif du patient deviennent un peu plus résistantes. Si la personne est infectée quelques jours plus tard par une bactérie pathogène proche, un transfert de gènes peut se produire, qui va permettre à la bactérie pathogène d’acquérir cette résistance. C’est ce qui se produit, par exemple, pour le pneumocoque dans les voies respiratoires, ou pour Escherichia coli dans le tube digestif.Doncil faut limiter les prescriptions quand elles ne sont pas nécessaires. D’une certaine façon, l’avenir de la résistance se joue à chaque traitement antibiotique, qu’il soit prophylactique ou thérapeutique, justifié ou injustifié. Et on sait qu’une majorité des prescriptions d’antibiotiques sont injustifiées, notamment dans les pathologies respiratoires virales. C’est contre cela que nous essayons de lutter.

Quel est l’état actuel des résistances ?

Les résistances majeures aux antibiotiques touchent souvent les malades en réanimation, mais commencent aussi à concerner les patients en ville, notamment en cas d’infections urinaires. Dans un certain nombre de pays les effets seraient dévastateurs. En Inde, en Asie du Sud-Est, dans beaucoup de pays d’Afrique, il y a toujours eu plus de résistances que dans les pays développés, probablement parce que l’hygiène est moins bonne et la consommation d’antibiotiques plus anarchique. Dans ces pays on commence à avoir des chiffres de mortalité inquiétants, en particulier chez les nouveau-nés (Laxminarayan R, Bhutta ZA, Lancet Glob.Health 2016). En Europe entre 5 et 10 % des personnes ont leur flore digestive colonisée par des bactéries multirésistantes. En Afrique la proportion s’élève à 30-40 % et en Inde et en Asie du Sud-Est à 70-80 %. Les voyageurs européens reviennent de ces régions avec leur intestin colonisé par ce type de bactéries. Heureusement la clairance se fait en quelques mois. Mais si une femme a une infection urinaire dans les mois qui suivent son retour, la probabilité qu’elle soit à bactérie résistante est bien plus élevée que si elle n’avait pas voyagé. Les infections urinaires à Escherichia coli sont maintenant très souvent résistantes à l’ampicilline et 10 à 15% sont résistantes aux quinolones. En France E.coli reste sensible au Monuril, mais en Espagne, où ce traitement a été beaucoup plus largement prescrit, les résistances sont fréquentes. L’ensemble de la communauté internationale, scientifique et maintenant politique, a pris conscience de l’extrême gravité de la situation des résistances aux antibiotiques. Il est fondamental de continuer à lutter contre les utilisations inutiles. 

Vous parait-il justifié de ne traiter par antibiotiques que les angines sévères ?

On peut faire toutes les hypothèses que l’on veut, mais après il faut mener des études pour les vérifier. La fréquence du RAA a beaucoup diminué parce que l’on traite les angines streptococciques par antibiotiques. Si l’on arrête de les traiter, le risque de voir à nouveau des RAA va très certainement augmenter.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Chantal Guéniot

 

Le Pr Didier Raoult vient de publier Mieux vaut guérir que prédire. Editions Michel Lafont. 17,95 euros.