Signant une tribune dans Les Echos, le professeur d’économie de la Santé à la faculté de Paris Dauphine prêche pour une redéfinition des frontières entre assurance maladie et organismes de protection complémentaire. En laissant à ces dernières, bridées par la réforme des “mutuelles pour tous”, mais dont l’image n’est pas bonne, la possibilité d’innover dans la prise en charge personnalisée des soins.

 

Egora.fr : Vous avez signé une tribune dans Les Echos, où vous faites remarquer que le débat posé par François Fillon sur les niveaux d’intervention du régime d’assurance maladie obligatoire et des régimes complémentaires dans le remboursement des soins n’est pas nouveau du tout…

Pr Claude Le Pen : En effet. C’est un débat qui remonte à la création même de la Sécurité sociale, puisqu’avant sa mise en place, la couverture des Français était largement assurée par des mutuelles. La Mutualité française a vécu la création de la Sécurité sociale comme une expulsion de son métier de base, puisque des millions de Français étaient couverts par les mutuelles. En 1945, il y a eu les ordonnances qui ont créé la Sécurité sociale, mais également le statut de la Mutualité, posant qu’elle n’a plus la charge de la couverture santé des Français, mais qu’elle peut offrir des services annexes. Ce sera un vrai traumatisme. Le grand débat idéologique avait été celui-ci : fallait-il que les assurés sociaux se regroupent par affinités – professionnelle, résidentielle – ou fallait-il aller vers un modèle universel qui prend tout le monde en charge sans cette logique affinitaire ? Le choix du Gouvernement provisoire de 45 a été de dire que la Sécurité sociale allait reposer sur une base universelle, qu’il n’y aurait qu’une seule caisse d’assurance maladie pour tout le monde, et non pas plusieurs mutuelles où les gens se regroupent par profession, par quartier ou par entreprise. Ce choix a refoulé la mutualité dans un rôle d’assureur complémentaire et de prestation de soins : elle a maintenu les centres de soins mutualistes, par exemple.

En fait, il y a eu trois grandes révolutions culturelles dans la vie de la mutualité. La première, c’est 1945 et la création de la Sécurité sociale. La deuxième date des années 90 avec le rapport Rocard et l’émergence de la notion d’assureur complémentaire. Jusqu’à cette date, la mutualité avait un statut à part par rapport aux assurances privées, type AXA ou aux instituts de prévoyance, comme AG2R ou Médéric. Elle faisait partie de l’économie sociale. On a mis fin à ce statut en considérant que les mutuelles étaient des compagnies d’assurance un peu comme les autres, soumises aux mêmes règles prudentielles et fiscales. En quelque sorte, on a globalisé les trois types de prestataires. Enfin, le troisième grand choc est vécu en ce moment, c’est la mise en place de l’accord ANI [Accord national inter régime, NDLR], car l’engagement militant du début devient une obligation d’Etat. On sort du côté affectif ou d’affinité qui caractérisait la mutualité traditionnelle. 

Et vous considérez que cet accord ANI a raté une chance en ne laissant pas les organismes de protection complémentaire exprimer ce qu’ils savent faire, comparativement au régime obligatoire : la créativité dans la gestion du risque, l’adaptation des contrats à la clientèle, la réactivité, par exemple.

D’abord, historiquement les techniques de “gestion de risque” comme les référentiels professionnels, les “call centers”, le “disease management“, les réseaux de prestataires de soins, etc. sont des techniques venues du monde de l’assurance privée – et même de l’assurance privée américaine, dans le cadre de ce qu’on a appelé le “Managed Care”. Ces techniques ont été importées et acclimatées au secteur public en France, créant ce qu’avec mon collègue Victor Rodwin de New York University, nous avons appelé un “Managed care d’Etat”. Les RMO en 1994, les programmes de suivi des patients diabétiques, les programmes de retour à domicile des patients hospitalisés s’inscrivent dans cette logique. Le paradoxe c’est que l’Etat semble vouloir s’assurer du monopole de ces techniques en cantonnant les complémentaire dans un rôle de payeur aveugle. Un rôle que la Sécu récuse pour elle-même. Les complémentaires auraient beaucoup plus de facilités à déployer ce genre de services vis-à-vis de leurs clientèles car, par nature, elles sont plus souples, s’adressent à des publics plus restreints et elles peuvent entretenir avec les assurés des rapports plus étroits, par exemple sur les lieux de travail. D’ailleurs, les assureurs complémentaires ont bien conscience que leur métier relève et relèvera encore plus de la prestation de service que des prestations financières au sens strict. C’est largement sur ces prestations complémentaires qu’ils peuvent se différencier concurrentiellement.

L’accord ANI est-il, à cet égard, un carcan pour elles ?

Pas l’ANI en tant que tel, mais l’ensemble des “paniers de soins” et des cahiers des charges qui tendent à se multiplier : on a les paniers CMU et ACS, le panier “contrat responsable”, le panier “contrat à haut degré de solidarité”, conçu pour contourner le refus du Conseil d’Etat des clauses de désignation de assureurs complémentaires au niveau des branches et non pas à celui des entreprises. Ces paniers imposent des contraintes qui homogénéisent l’offre des complémentaires et leur enlèvent des marges de liberté. Tout se passe comme si l’Etat voulait imposer une norme unique aux complémentaires santé. Les mauvaises langues pourraient parler de nationalisation rampante des complémentaires. Je préfère évoquer la volonté de faire payer les complémentaires, sans les impliquer dans la gestion du système de santé.

Comment analysez-vous la réaction très vive des Français au programme de François Fillon sur la Sécurité sociale ? Il a jeté un pavé dans la mare ?

Oui. Les mutuelles n’ont pas une très bonne image de marque dans le public, tout comme l’assurance en général : elles augmentent leurs primes tous les ans, il faut déposer des protocoles d’entente préalable pour les hospitalisations. Les Français font la différence entre un remboursement mutuelle et un remboursement Sécu. Je n’ai pas été étonné de l’accueil à cette proposition. De la part des complémentaires, il y a sans doute à un travail à faire : balayer devant leur portes, se demander pourquoi ce désaveux et améliorer la prestation de service. 70 ans après la Sécu, les mutuelles sont devenues indispensables, quasiment universelles et obligatoires, mais elles doivent encore gagner en légitimité.

L’opposition politique a largement contribué à cette mauvaise image, en soulignant les frais de gestion très lourds et l’opacité des mutuelles.

Oui, il y a des pétitions qui circulent pour demander le maintien de la part des remboursements du régime obligatoire. Ce qui est un peu problématique, car la part de la Sécurité sociale n’a pratiquement pas varié depuis 20 ans, autour de 75 à 77 % sans inflexion majeure. Je ne vois pas que cela puisse beaucoup varier dans le futur, même si François Fillon devient Président. En revanche, cette part moyenne recouvre des situations bien différentes : 10 millions de Français sont pris en charge à 100 % au titre des ALD, ou d’une maternité par exemple, de manière permanente ou transitoire et pour le reste des Français qui ne correspondent pas à ces catégories ou ne sont pas hospitalisés, le taux de couverture est beaucoup plus bas, autour de 50-55 %. Les mutuelles couvrent le reste puisque le reste à charge est très faible. La distinction entre petit et gros risque n’existe pas officiellement, mais elle se manifeste sous d’autres formes : ALD ou pas, hospitalisation ou pas, personne âgée ou jeune, sans oublier la distinction entre soins médicaux et soins dentaires, par exemple. Il n’y a pas de ligne de partage claire, elle est variable selon le type de patients, les institutions et le type de soins. De ce point de vue-là, François Fillon a raison de mettre le doigt sur un point qui faudrait améliorer. Mais que cela ait été fait de manière pas très adroite et sans bien mesurer les répercussions, j’en suis assez d’accord.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Catherine le Borgne