Une directive européenne de 2013 sur la reconnaissance des qualifications professionnelles est en cours de transposition par la France. Le projet d’ordonnance qui devra être signéé avant la fin de l’année inquiète beaucoup plusieurs professions de santé, dont les médecins, qui redoutent l’arrivée sur notre territoire de concurrents européens aux qualifications inconnues en France et très particulières.

 

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Balnéothérapeutes, denturologues, rythmologues, matrones… Ces professionnels de santé qui ont pignon sur rue dans d’autres pays de l’Union européenne pourraient-ils bientôt exercer en France, au risque de semer la confusion dans les esprits des patients ? C’est ce que redoute l’Union nationale des professions de santé (Unps) à l’heure où la France est en train de transposer une directive européenne de novembre 2013 sur la reconnaissance des qualifications professionnelles. Comme de coutume, déjà en retard, le gouvernement s’est donné la possibilité via la loi Touraine de janvier dernier de transposer la directive par voie d’ordonnance. Une ordonnance qui devra être publiée avant la fin de l’année et qui est actuellement soumise à la concertation avec les représentants des professions de santé.

 

Au-delà de l’interprétation

Le problème est que le texte actuel semble vouloir aller plus loin que les exigences du Parlement européen. La directive prévoit en effet que des autorisations d’exercice partiel pourront être accordées à des professionnels en provenance d’États membres de l’UE qui, de par leur formation, ne posséderaient pas l’ensemble des compétences nécessaires à l’exercice de la profession visée. Ainsi, par exemple, un moniteur de snowboard pourrait prétendre à exercice partiel de la profession de moniteur de ski.

La problématique existe aussi dans le domaine de la santé. C’est d’ailleurs la Cour de justice de l’Union européenne (Cjue) qui, dans un arrêt de juin 2013, a reconnu la légitimité de l’octroi de l’accès partiel à la profession de kinésithérapeute concernant la demande d’un balnéothérapeute. La directive vient simplement traduire cette jurisprudence. Pour autant, l’argument de la cour était à ce moment-là fondé uniquement sur le fait que la profession de kinésithérapeute est une profession paramédicale dont les actes sont prescrits. Selon l’Union nationale des professions libérales (Unapl), qui s’est également emparée du sujet, l’ordonnance va au-delà de cette interprétation du droit à l’exercice partiel, puisqu’elle le prévoit également pour des professions médicales.

“Le ministère dans son actuel projet d’ordonnance transposant la directive pour le secteur de la santé entend appliquer in extenso l’article à l’ensemble des professions de santé, sans aucune considération pour la qualité des soins et la sécurité des patients”, dénonce aujourd’hui l’Unps. “Les parlementaires que nous avons contactés nous ont confirmé que ce n’était pas l’intention de la directive et que la France surinterprète actuellement le texte”, témoigne Catherine Mojaïsky, présidente de la Confédération nationale des syndicats dentaires (Cnsd). Cette profession est particulièrement concernée, car elle redoute notamment la concurrence des denturologues, des prothésistes dentaires qui exercent dans certains pays en première ligne auprès du patient, et des hygiénistes dentaires qui réalisent notamment des détartrages. Ces derniers sont une profession reconnue dans pas moins de 21 États membres de l’Union européenne.

 

Des soucis de santé publique

“Par souci de simplification, on va autoriser au cas par cas des professionnels à accéder partiellement à des métiers pour lesquels ils n’ont pas la qualification, regrette le Dr Mojaïsky. Pour les patients cela va vraiment être compliqué de faire la différence entre un vrai professionnel et les autres. Je trouve que ce serait très dommageable pour l’information et la sécurité sanitaire.” Le projet d’ordonnance, qu’Egora s’est procuré, prévoit néanmoins quelques garde-fous. Les professionnels qui exerceront sous le mode d’accès partiel devront le faire sous le titre professionnel de leur État d’origine et indiqué dans la langue d’origine de ce titre. Ils devront informer les patients sur les actes qu’ils sont habilités à effectuer dans le champ de leur activité professionnelle. Et ils seront inscrits au tableau de l’Ordre mais sur des listes distinctes.

“Nous sommes face à un gouvernement qui est prêt à tout ouvrir, estime pourtant Luc Duquesnel, président de l’Unof-Csmf. Cela va poser des problèmes de lisibilité pour la population et des soucis de santé publique. En fractionnant des portions d’exercice médical, on fragilise encore plus le système de santé par la dérégulation. Le risque concerne les chirurgiens-dentistes, mais concernera aussi les médecins quand on verra apparaître des officiers de santé formés dans d’autres pays de l’Union européenne.” Si ce sont néanmoins les ordres professionnels qui auront la responsabilité d’autoriser en France ces exercices partiels au niveau départemental, l’Unps exige préventivement que “les professions de santé, pour des raisons impérieuses d’intérêt général que constituent la santé publique et la sécurité des patients, ne soient pas concernés par cette disposition d’accès partiel”. C’est ce dont elle aimerait convaincre la Direction générale de l’offre des soins (Dgos) du ministère de la Santé (qui n’a pas donné suite à nos demandes d’interviews).

 

Stage d’adaptation

“Nous sommes montés au créneau car nous pensons qu’après coup ce sera trop tard, explique François Blanchecotte, président du Syndicat des biologistes et membre du bureau de l’Unps délégué aux questions européennes. En revanche, la reconnaissance automatique des qualifications est, pour le coup, un sujet qui est beaucoup plus cadré et dont la traduction nous convient davantage. À partir du moment où, pour une profession de santé, il y a le même niveau d’exigence et d’années d’études pour un diplôme en France, en Belgique ou en Allemagne, il est très utile d’avoir des équivalences pour que les professionnels puissent exercer facilement dans d’autres pays de l’Union européenne que le leur.” La même ordonnance aborde effectivement également cette question des équivalences et lui apporte même des garanties supplémentaires. Elle dispose notamment qu’en cas de différences substantielles des niveaux de qualification, les ordres pourront imposer soit un stage d’adaptation, soit une épreuve d’adaptation, voire les deux. Quant au contrôle de la maîtrise de la langue, il devra être “proportionné” et “réalisé une fois la qualification professionnelle reconnue”.

Les syndicats d’infirmiers se sont également plaints des distorsions dans les niveaux de formation dans cette profession selon les pays. La Commission européenne exige 4 600 heures de formation pour que le diplôme soit reconnu dans toute l’Union. La Belgique a dû engager une réforme pour répondre à cet impératif. Comme quoi l’objectif d’harmonisation peut également avoir pour vertu de tirer les pays vers le haut.

 

“Les recours seront possibles mais la barre est très haute”

Bernard Geneste, avocat associé au cabinet CMS Bureau Francis Lefebvre : “Notre pays aurait pu invoquer l’intérêt général pour ne pas retranscrire”.

Egora.fr : Pourquoi la France doit-elle transposer aujourd’hui cette directive de 2013 sur la reconnaissance des qualifications professionnelles ?

Bernard Geneste : Cette directive modifie une directive précédente de 2005, ce qui montre que ces problèmes d’équivalence des qualifications dans l’Union européenne sont déjà anciens. La dernière directive en date aurait déjà dû être transposée depuis janvier. Comme la France est en retard, le gouvernement a décidé de procéder par voie d’ordonnance. C’est la loi de modernisation du système de santé de janvier dernier qui lui donne cette possibilité. Concrètement, l’ordonnance est un texte signé par le président de la République qui ne nécessite pas d’être débattu devant le Parlement. L’une des conséquences est que, comme c’est un texte de nature réglementaire, cela ouvre la voie à un recours en annulation devant le Conseil d’État. Ce sera une possibilité pour les syndicats de professionnels de santé s’ils ne s’estiment pas satisfaits de l’ordonnance une fois qu’elle aura été publiée. Cependant, la barre est relativement haute, et il faudra avoir de très bons arguments car le Conseil d’État respecte aussi la logique d’harmonisation à l’oeuvre au sein de l’Union européenne.

La France était-elle obligée de retranscrire entièrement cette directive ?

Des syndicats évoquent effectivement sur la question de l’exercice partiel des “raisons impérieuses d’intérêt général” qui permettent à un État de ne pas retranscrire une directive. C’est effectivement une possibilité juridique mais que visiblement le gouvernement n’a pas choisi de suivre.

La France a-t-elle rempli ses obligations de notifications à la Commission européenne ?

Dans le cadre des deux directives sur la reconnaissance des qualifications professionnelles, la Commission européenne a fait récemment un point sur les notifications des États membres. Autrement dit, chaque pays doit indiquer aux services de la Commission quelles sont les règles applicables chez lui (diplôme, durée des études…) pour être autorisé à exercer une profession réglementée de santé, et ceci afin de définir les équivalences. La France ne l’a pas encore fait pour toutes les spécialités, par exemple la chirurgie buccale. De ce fait, les chirurgiens-dentistes français titulaires de cette spécialité ne peuvent pas encore exercer dans d’autres pays de l’UE s’ils le souhaitent. Ce qu’ils dénoncent aujourd’hui.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Véronique Hunsinger