Il y a quelques semaines, la presse révélait que le professeur Michel Aubier, interrogé par le Sénat lors d’une commission d’enquête sur la pollution, travaillait en parallèle pour Total. L’ “omission” n’a pas du tout plu aux sénateurs qui pourraient décider de transmettre son cas à la justice, ce qui serait une première. En attendant, la Haute Assemblée a voté des amendements qui durcissent la législation contre les conflits d’intérêt. Explications avec Leïla Aïchi, sénatrice EE-LV, à l’origine de ces textes.
 

 

Egora.fr : Vous venez de déposer des amendements au projet de loi sur la réforme pénale pour lutter contre les conflits d’intérêt en matière de santé publique. En quoi consistent ces amendements ? Qu’est-ce qu’ils changent par rapport à la législation actuelle ?

Leïla Aïchi : Ces quatre amendements, qui ont été votés par le Sénat à une écrasante majorité, traitent de la question des conflits d’intérêt en général et a pour but d’éviter la prise illégale d’intérêts, le trafic d’influence et la corruption passive ou active. Ils durcissent la législation. Le quantum a été multiplié par deux, la condamnation passe donc à 10 ans de prison et 1 million d’euros d’amende.

En l’occurrence, pour ce qui concerne le cas du professeur Michel Aubier, on peut aujourd’hui faire valoir les articles du code pénal relatifs aux faux témoignages. Là, nous pourrions aller encore plus loin. L’idée est justement de faire en sorte que des sachants (experts, médecins…) n’utilisent pas leurs positions de sachants pour influencer des politiques publiques, des administrations ou des commissions d’enquête parlementaire alors même qu’ils ont un intérêt économique personnel.

Pourquoi s’attaquer précisément au domaine de la Santé publique ?

Parce que la santé publique est un sujet fondamental. On n’est pas seulement dans des intérêts économiques, on touche à la question de la santé des gens et ce n’est pas acceptable. Il y a des répercussions sanitaires importantes, des maladies graves, des décès dans certains cas. En plus de cela, le coût de la santé est considérable avec un trou de Sécurité sociale qui est abyssal. On ne peut pas accepter dans nos sociétés d’avoir des personnes qui, pour de simples intérêts économiques, sont prêtes à mettre en péril la santé de nos concitoyens, et dans le même temps notre système sanitaire, pour défendre des intérêts personnels. Quand quelqu’un sait pertinemment qu’un médicament va tuer et qu’il continue à préconiser une prescription parce qu’il en retire un intérêt économique, c’est criminel. C’est une question de vie et de mort de nos concitoyens et cela doit être très fortement sanctionné. C’est plus grave que quelqu’un qui vole.

Ces amendements ont été créés presque sur-mesure pour le cas du professeur Michel Aubier. Son mensonge devant la commission d’enquête parlementaire a particulièrement énervé les sénateurs…

Le gros problème avec Michel Aubier, c’est qu’il a menti à une commission d’enquête parlementaire. Il est venu, il a été auditionné ès-qualité et nous a explicité qu’il n’y avait pas d’impact du diésel. La question a largement été évoquée. Il ne pouvait pas avoir soudain oublié qu’il travaillait pour Total. Il a délibérément menti à la représentation nationale, pour influencer la politique publique alors qu’il en tire un intérêt personnel économique. Et cela est totalement inacceptable. Mais c’est une personne qui en cache surement beaucoup d’autres. On a avancé le chiffre de 200 spécialistes impliqués dans des conflits d’intérêts en matière de santé publique… Mais c’est peut-être même plus.

Vous avez ré-auditionné le Professeur Aubier il y a quelques semaines pour qu’il s’explique. Quelles ont été ses justifications ?

Nous avons convenu avec les autres sénateurs membres de cette commission, que, pour le suivi du dossier, nous ne parlerions pas de ce qui s’est dit lors de cette audition. Ce que je peux dire c’est qu’il n’a pas renié le fait qu’il travaille pour Total et qu’il en retire 60 000 euros par an.

Quelles vont-être les suites pur lui ?

Nous avons transmis au Bureau du Sénat, qui décidera, ou non, de transmettre ce cas au procureur.

Mais ces poursuites sont rarissimes ?

Personne n’a jamais utilisé cette procédure, parce que c’est très rare d’avoir la preuve formelle qu’on nous ait menti. Mais là c’est le cas. Ce sera une première. Personnellement je nourris de grands espoirs que le cas de Michel Aubier soit transmis à la justice compte tenu du tollé que cette affaire a suscité au sein même de notre commission. De plus, les amendements ont été votés presque à l’unanimité au Sénat.

Xavier Bertrand a été à l’origine d’une loi de transparence, justement pour lutter contre les conflits d’intérêt. Vous pensez que cette loi est un échec ?

On n’est pas allés suffisamment loin. La preuve, c’est que ce type de comportement existe encore. Il y a toute une série d’exemples. Si on n’avait pu avoir des dispositifs pénaux lourds plus tôt, il n’y aurait peut-être pas eu le cas de l’amiante, ou l’affaire Mediator. Le Vioxx, par exemple, qui a fait l’objet de milliers de morts aux Etats-Unis, n’a soi-disant posé aucun problème en France. Comme par hasard, c’est un pharmacologue lié au laboratoire qui a mené l’expertise. Hier, j’ai justement vu qu’un spécialiste faisait la promotion des édulcorants, alors qu’il travaillait pour Coca-Cola. Très précisément, on veut éviter ça. On ne veut plus voir des spécialistes faire la promotion dans diverses revues de tel ou tel produit pour influencer la politique publique, alors même qu’ils en retirent un bénéfice certain.

Il y a quelques semaines, sur Egora, le Pr Didier Dreyfuss s’interrogeait de la responsabilité de Martin Hirsch dans l’affaire Aubier. Ne pensez-vous pas que la lutte contre les conflits d’intérêts doit aussi se jouer au sein des institutions comme l’AP-HP ?

Je n’ai pas de raison de ne pas croire ce qu’a dit Martin Hirsch. Je ne vois comment il peut contrôler tous les liens d’intérêts de ses collaborateurs, dans la mesure où ces liens ne sont que déclaratifs. Si un membre de son personnel ment dans sa déclaration… C’est compliqué d’aller vérifier que chacun a bien dit la vérité.

Vos amendements ont été votés par le Sénat, et passeront en commission mixte paritaire. Comment réagissez-vous au fait que le gouvernement s’y soit opposé ?

Le gouvernement n’en a pas mesuré la portée. Cela prouve qu’il est toujours sous l’influence des lobbys d’une manière générale. C’est tout le drame des questions sanitaires et environnementales. Il y a une force inouïe des lobbys qui, de par leurs capacités de frappe économique, ont une influence énorme. Le gouvernement est un peu sous cette coupe en restant dans une logique de laxisme sur le sujet.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aline Brillu