Alors que cela semble relever du bon sens, écouter son patient sans le couper n’est pas une évidence pour la majorité des médecins. Anne Révah-Lévy et Laurence Verneuil viennent de publier Docteur Ecoutez ! aux éditions Albin Michel. En se basant sur des témoignages de patients, les professeurs de pédopsychiatrie et de dermato-vénérologie insistent sur l’importance de l’écoute dans le soin. Nous publions un extrait de leur livre dans lequel elles démontrent que bien souvent le patient renonce à parler à son praticien.
Dociles
C’est le jour de la visite. Mais en arrivant, le Dr Léoniel a trouvé un message du directeur de l’hôpital pour une réunion urgente. Elle appelle l’infirmière de la salle pour la prévenir que la visite se fera après et court au bâtiment de la direction. Le retour à l’équilibre financier a été voté par la commission médicale d’établissement, on a décidé de supprimer cent postes d’ici deux ans, on va regrouper les plateaux techniques, il faut faire des propositions de suppression de postes – secrétaires, infirmières, psychologues, pour l’instant pas les médecins, mais ce sera pour après.
La réunion est électrique, par moments franchement agressive. La direction prend la parole :
– Si vous ne proposez rien, on décidera seul. Tout le monde doit augmenter son activité et supprimer des activités peu rentables. L’éducation thérapeutique, par exemple. Quand une infirmière voit des patients pour leur apprendre à bien prendre leur traitement, ça ne rapporte rien…
La doctoresse n’en peut plus, elle connaît les bienfaits de l’éducation thérapeutique. Elle se tait. Elle a déjà vécu toute cette agitation il y a cinq ans, ils ont déjà connu cette guerre. Il n’y a pas de discussion possible, elle laisse se déverser les injonctions de l’administration. Elle essaye de rester calme, regarde sa montre. Le temps est contre elle.
C’est le début de l’après-midi : tout le monde s’est échauffé à l’étage, les patients attendent, les infirmières sont énervées, les commandes de médicaments vont être décalées.
La visite se fait au pas de charge, les internes se font reprendre à chaque occasion, et les patients voient passer en coup de vent celle qui était attendue comme le messie, qui lance dans chaque chambre quelques phrases rapides et mécaniques :
– Bon, vous pouvez sortir demain… C’est bien, on se voit dans un mois… Alors j’attends le scanner. Sinon on peut dire que c’est mieux cliniquement… Si vous continuez à pleurer comme ça, il faut demander à la psychologue de venir vous voir, il n’y a pas de raison de pleurer comme ça, la maladie est bien maîtrisée. Vous devriez avoir des projets. Ça vous ferait du bien, de faire des projets !… Je prendrai le temps de vous expliquer demain, je reviens demain, là je n’ai pas le temps. L’interne peut aussi vous expliquer… Le chirurgien va passer la semaine prochaine, et vous serez chez vous pour Noël, comme promis… Je vous ai déjà expliqué tout ça, pourquoi on recommence ? Je vais vous le répéter à chaque fois que je vous vois ?… Vous avez peur de quoi ? Allez il faut manger, marcher un peu, ça va vous faire du bien… Votre fils veut me voir ? Bon, je vais lui trouver un rendez-vous. Mais il faut que ce soit avec vous, je ne vais pas le voir sans vous, vous n’êtes pas gâteuse encore !
Les patients n’ont pas le temps de parler. Ils ont attendu, ils ne veulent surtout pas manquer une information importante. Ils essayent d’être le plus attentifs, le plus dociles possible. Après tout, quand le médecin vient, on n’a plus rien d’important à dire, ça peut attendre une autre fois. Mais toutes les autres fois se ressemblent, rapides, tendues, pressées, sans disponibilité.
Souvent, le patient renonce à s’exprimer face au médecin. Même s’il a prévu de dire des choses, face à la mise en scène pressée, contrainte, il renonce, en se disant que si c’était vraiment important le médecin l’aurait abordé. Quand le patient attend la visite, fragilisé au fond de son lit, tout entier pris par l’attente de ce qui va lui être dit, il prépare intérieurement une petite liste de ce qu’il voudrait dire au médecin. Mais quand la visite a lieu, au pas de course, subissant l’irruption de choses qui semblent toujours importantes, le patient démuni, infantilisé, ne dit plus grand-chose. Il sait qu’il ne doit pas trop parler, que finalement ce n’est pas le moment, d’ailleurs il sait que ce n’est jamais le moment, et il finit par se persuader que ce qu’il avait à dire n’était ni opportun ni utile.
Les médecins ont appris aux patients à renoncer à parler. Parce qu’il y a un malentendu essentiel, le médecin pense que trop parler ne sert pas. Pour le patient, parler est un besoin : pas une lubie, une réelle nécessité pour être soigné. Le patient a un savoir irremplaçable sur ce qu’il vit. C’est comme ça, c’est à travers la restitution de ce qu’il vit que le médecin peut avancer. On a réussi à distiller chez les patients l’idée qu’il ne faut pas réclamer de l’écoute, que cela ne pourrait que se retourner contre eux. Si je parle trop, je gêne, si je demande de l’aide, je gêne, si je dis que j’ai mal, je me plains et je gêne… Alors face aux médecins « mal écoutants », de nombreux patients n’osent pas parler de ce qui les préoccupe, ils se censurent. Inquiets qu’on les guérisse moins bien s’ils exigent qu’on les écoute mieux, ils renoncent, pour être certains qu’on s’occupe bien d’eux. Convaincu que sa demande d’écoute est par nature excessive et incongrue, qu’elle risque d’irriter et de créer les conditions d’un rejet de la part du médecin qui, alors, ne le soignerait pas correctement, le malade se tait.
Les patients ne savent pas très clairement ce qu’ils demandent, mais ils demandent beaucoup : avoir moins mal, ne pas être seuls, ne pas avoir peur, pouvoir vivre comme si la maladie n’avait pas tout changé. Ceux qui supportent le mieux ce système institué de non-écoute sont ceux qui ont des ressources relationnelles par ailleurs : entourés, soutenus, ils trouvent le moyen d’être entendus, sinon ce serait intenable. Le malade se fond dans cette absurdité qui est de ne rien dire ou presque de ce qu’il vit, de ne rien dire qui pourrait être pesant. Pesant pour qui ?
Les médecins se sentent facilement investis d’une mission de guérison, mais ils ont une grande difficulté à s’approprier leur mission de soulagement et une incompréhension quasi totale de leur mission de consolation. Ainsi, on se retrouve plongé dans une scène incroyable : mon médecin ne m’écoute pas mais il est très bien, il va me guérir…
Internet est venu faire contrepoids. Maintenant, certains patients arrivent en consultation avec une forme de savoir qui vient temporiser la parole du médecin : ils se sont renseignés sur ce qui pourrait être énoncé. Internet introduit un tiers que le médecin doit écouter. Si le patient essaye de détailler ce qu’il vit, il risque de se faire interrompre, il n’y aura pas d’écoute. Mais s’il vient avec une contre-expertise médicale via Internet, le médecin subira cette présence tierce à écouter dans sa relation avec le patient.
Avec le déploiement du savoir via Internet, le patient vient chercher le médecin sur le terrain même de la valeur de son énoncé médical : « Moi aussi j’ai un savoir médical, le voici, il est soutenu par le groupe, les malades, les familles. J’ai entendu que ce traitement était dangereux, que celui-là était efficace… » Puisque le patient ne parvient pas à faire reconnaître la valeur de son énoncé propre, celui de son vécu, de ses émotions, de sa réalité, il remet en cause le médecin, il a trouvé pour cela d’autres que lui, il peut se fondre dans un groupe qui devient évidemment audible, bien plus audible que le patient seul. Mais le patient en oublie son propre vécu, il s’efface derrière les éléments qui ne le concernent pas forcément mais au moins il parvient à capter l’attention du médecin. L’utilisation d’Internet faisant disparaître, à l’insu même du patient et de son médecin, la possibilité de dire les choses comme elles sont au profit de dire les choses comme d’autres les rapportent. Cela ramène de la connaissance au lieu d’entendre du vécu.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Anne Révah-Lévy et Laurence Verneuil
Docteur, écoutez !, Anne RÉVAH-LEVY & Laurence VERNEUIL, ©Editions Albin Michel, 2016.