Quelques jours après les révélations sur le pr Michel Aubier, pneumologue qui travaillait aussi pour Total, un rapport sur les conflits d’intérêts commandé par Martin Hirsch a été remis. Pour le Pr Didier Dreyfuss, chef du service de réanimation à l’hôpital Louis-Mourier de Colombes, il s’agit d’éteindre un incendie. Il pointe d’ailleurs la question de la responsabilité de Martin Hirsch dans cette affaire.

 

Egora : Il y quelques jours, la presse révélait que le Pr Michel Aubier, expert lors de la commission d’enquête du Sénat sur le coût économique et financier de la pollution de l’air, était également médecin-conseil pour Total. Martin Hirsch pouvait-il ignorer ce conflit d’intérêt ?

Pr Didier Dreyfuss : Je ne sais pas si Martin Hirsch était ou n’était pas au courant. Simplement, au niveau auquel il est, c’est un énarque, qui a exercé de hautes responsabilités dans un autre gouvernement, qui est à la tête de la plus prestigieuse institution hospitalière française, disons qu’on peut se demander s’il n’aurait pas dû savoir. Soit il le savait, et ce n’est pas acceptable, soit il ne le savait absolument pas, et je n’ai pas de raisons de douter de sa bonne foi. Mais c’est alors curieux d’envoyer quelqu’un commettre un parjure devant l’une des plus hautes institutions de la République, à savoir le Sénat, sans avoir jamais demandé à des gens qui le connaîtrait s’il avait éventuellement des conflits d’intérêts. Ce que je veux dire, c’est que moi, en tant que chef de service de réanimation, si un médecin se présente pour dire qu’il aimerait travailler chez moi, je regarde le dossier qu’il va me présenter, et je passe deux ou trois coups de téléphone à des gens que je connais et avec qui il a travaillé pour savoir s’il est bien, sérieux, etc… Je suis surpris qu’à un tel niveau de responsabilités, on puisse avoir ce qu’on pourrait appeler au minimum de naïveté ou de légèreté.

Vous posez donc la question de la responsabilité de Martin Hirsch ?

A mon sens, il est crucial que le Sénat se pose la question de la responsabilité de Martin Hirsch. Je ne défends pas le Pr Aubier, la question n’est pas là, il y a une procédure en cours. Mais imaginons que cette procédure arrive jusqu’au Procureur. J’imagine que les sénateurs doivent être assez furieux qu’on leur ait menti sous serment. Le Procureur déclenchera ou pas une instruction. Je pense qu’il serait injuste en terme de droit, de faire porter toute la responsabilité uniquement sur le Pr Aubier. J’imagine que sa défense ferait valoir qu’il n’est peut-être pas le seul à devoir être questionné dans cette affaire. C’est la même chose si vous engagez un chauffeur privé qui n’a pas le permis de conduire, et qu’il écrase quelqu’un, on vous fera remarquer que vous auriez pu regarder s’il avait son permis de conduire.

La seule chose qui me surprenne, c’est une certaine analogie entre la défense du Pr Aubier devant la Commission sénatoriale où il a dit “J’ai été naïf, distrait, je n’ai pas pensé à vous le dire”, et les explications de M. Hirsch qui dit “Je n’en savais rien, mais s’il me l’avait dit, j’en aurais tenu compte.” Je trouve ça très court. Surtout venant d’un tel haut fonctionnaire.

Vous dites qu’il aurait fallu passer quelques appels pour se renseigner. Ces conflits d’intérêts sont-ils connus entre les médecins ?

Les conflits d’intérêts du Pr Aubier étaient de notoriété quasi publique dans le monde médical un peu proche. Je ne vous dis pas que le neurologue d’Agen ou de Bordeaux les connaissaient, mais je dirais que la plupart des pneumologues de France les connaissaient.

Est-ce que cela vaut seulement pour le Pr Aubier ? Ou cela vaut-il pour d’autres dont on n’aurait pas encore parlé ?

Là, je serais bien incapable de vous répondre. Je suis persuadé, à titre personnel, qu’un certain nombre de conflits d’intérêts non déclarés existent. Et qu’ils peuvent gravement influencer certaines décisions. Ce qui fait la gravité de celui-ci, c’est qu’il s’agit de problèmes de santé publique qui touchent des milliers de personnes.

Que pensez-vous du rapport ?

Je pense que c’est très bien. Je dirais simplement que ça vient éteindre un incendie qu’il aurait mieux valu prévenir.

L’incendie Aubier ?

Oui. Personnellement, lorsque j’ai rencontré M. Hirsch quand il faisait le tour des hôpitaux quand il a pris ses fonctions, je lui avais dit qu’il y avait beaucoup trop de conflits d’intérêts dans l’institution. Je lui avais parlé de conflits d’intérêts financiers et non financiers. Je lui ai même écrit un jour pour lui signaler un conflit d’intérêt financier à mon avis assez grave concernant des médicaments. Il ne m’a pas répondu, il ne m’a jamais questionné. S’il m’avait questionné, je lui aurais probablement parlé de cela, car j’étais au courant, comme beaucoup de gens.

De quoi s’agissait-il ?

L’Assistance publique a édicté des recommandations sur le bon usage des antifongiques. Ces recommandations sont signées par des personnes. Nulle part, dans le document, il est indiqué l’existence de conflits d’intérêts. Si par contre, on se réfère à un article qu’ont écrit les mêmes auteurs dans une revue où ils reprennent exactement la même chose, là on s’aperçoit que les quatre signataires sont consultants pour des firmes qui fabriquent ces produits. Je l’avais signalé à M. Hirsch, il ne m’a jamais répondu. Je l’avais aussi signalé au président de l’époque de la CME, le Pr Capron, il ne s’est jamais saisi sérieusement de l’affaire. Soyons bien clairs, je ne reproche absolument pas aux personnes qui ont écrit ces recommandations d’avoir des conflits d’intérêts. Le conflit d’intérêt ne signifie pas malhonnêteté. Ça veut simplement dire qu’il doit être signalé. C’est-à-dire que je suis persuadé que si l’Assistance publique leur avait dit que ces recommandations doivent être accompagnées des conflits d’intérêts, ils auraient dit oui.

N’y a-t-il pas une nuance entre des liens d’intérêts et des conflits d’intérêts ?

Non, non, non. Elle n’est pas opérationnelle. C’est une nuance que veulent faire ceux qui ont beaucoup de conflits d’intérêts. Si vous lisez toute la littérature éthique sur le sujet, on dit bien que la différence entre conflits d’intérêts perçus, réels, théoriques, entre conflit, lien… est inexistante. Elle n’a pas de sens. Il est juste écrit qu’un lien d’intérêt, c’est lorsqu’un médecin a, d’une part, un intérêt primaire qui peut être la preuve que tel médicament marche mieux ou que telle stratégie est plus efficace, et un lien secondaire qui est un lien financier avec l’industriel qui fait le produit en question. Dire à partir de là, quand est-ce que son comportement est influencé ou pas… C’est purement théorique. Par définition, lorsqu’on a touché de l’argent de quelqu’un, le comportement peut être influencé. Ça devrait amener ceux qui ont des liens d’intérêts à ne pas faire de recommandations.

Le moyen de lutter contre les conflits d’intérêts, c’est donc la transparence ?

Non, non. Il y a des tas de moyens. La transparence est un pré-requis. Mais les autres moyens peuvent être difficiles à mettre en œuvre, parce que ça peut être difficile de trouver des spécialistes qui n’aient aucun lien d’intérêt. Idéalement, les recommandations devraient être écrites par des gens qui n’ont pas de liens d’intérêts. Ça serait à eux de synthétiser la bibliographie connue, de la critiquer, et de faire des recommandations.

Il a déjà été montré très souvent dans la littérature médicale que quand il y a un doute réel sur l’efficacité d’un traitement, d’une stratégie… on constate que les conclusions des recommandations écrites par des gens qui ont des conflits d’intérêts sont beaucoup plus souvent en faveur du produit que lorsqu’elles sont écrites par des gens qui n’en n’ont pas. Ca ne veut pas dire que lorsqu’on a un conflit d’intérêt, on représente un mauvais médicament qu’on essaye de faire passer de toutes ses forces. Tout ça est à prendre avec de la nuance, il n’y a pas d’absolu.

Vous disiez que la transparence n’est pas le seul moyen de lutter contre les conflits d’intérêts. Est-ce que les propositions du rapport (voir encadré) vous paraissent efficaces ?

Je pense que dans l’idée, c’est bien. Il faudra juste vérifier qu’on ne se retrouve pas dans le génie administratif français qui fait que le système sera, à l’inverse, totalement bloqué. Je pense que plus de transparence, plus de réglementation, c’est bien, mais si cela aboutit à tout bloquer, c’est moins bien. Je suis pour, sans aucune réserve, mais je dis regardons à l’usage ce qu’il se passe.

Ce que je regrette dans ce rapport, c’est qu’il passe à côté de deux points fondamentaux. Ce sont les conflits d’intérêts non financiers et l’activité libérale à l’hôpital. Les conflits d’intérêts non financiers peuvent être des conflits de pouvoir, comme dans toute institution. On les voit très bien à travers le parcours d’un certain nombre de directeur qui passent d’un hôpital A à un hôpital B. Ils défendent un jour le projet de l’hôpital A quand ils y sont, puis tentent de s’y opposer quand ils sont à l’hôpital B, certains se retrouvent même au siège de l’Assistance publique et ont à arbitrer entre l’hôpital A et l’hôpital B. Ce n’est pas acceptable. De la même façon, ce qui n’est pas acceptable et qui n’est pas abordé dans ce rapport, c’est la limitation des honoraires privés à l’hôpital public. C’est un véritable scandale, dans certains cas. C’est lié à une moralisation de notre système. On aimerait bien que quelqu’un qui vient d’une haute administration et qui souhaite améliorer certaines pratiques s’intéresse aussi à celles-là.

Vous enseignez l’éthique médicale, vous parliez de moralisation… Est-ce que ce qu’il ne faudrait pas agir dès les études de médecine ?

Bien évidemment. Mais le problème est aussi celui de répondre au programme. Dans l’enseignement d’éthique, qui existe dans plusieurs années de médecine, on aborde le problème de la douleur, des soins palliatifs, de la fin de vie. C’est fondamental. L’éthique de la recherche est enseignée dans un certain nombre de cas, dans des certificats optionnels, ou au cours d’une formation à la recherche… C’est enseigné, mais peut-être pas de manière suffisamment généralisée. Néanmoins, ça peut être enseigné au cours de la lecture critique d’article. On peut imaginer qu’il y ait des rappels d’éthique de la recherche et des problèmes de conflits d’intérêts.

 

Les médecins devront déclarer toute activité avec un industriel

Quelques jours après que la presse a révélé que le pneumologue Michel Aubier était rémunéré par Total depuis des années, un rapport sur la prévention des conflits d’intérêts à l’AP-HP, commandé par Martin Hirsch, a été remis ce lundi.

Les auteurs recommandent que toute activité rémunérée au profit d’un industriel soit déclarée et effectivement soumise à déclaration préalable. En 2015, 3 400 demandes officielles ont été faites, mais de nombreuses collaborations ont pu être effectuées sans le feu vert de la direction. Les demandes seront examinées en commission au niveau de chaque hôpital et plafonnées à une dizaine d’heures hebdomadaires. Ces données seront rassemblées dans une base unique.

Par ailleurs, la Fondation AP-HP pour la recherche centralisera désormais tous les financements extérieurs destinés à des programmes de recherche. L’idée est de mettre en place un intermédiaire neutre entre les industriels et les médecins.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier