Hallucinations, oublis, démence… Charles VI, le roi “bien aimé” est devenu fou. Au XIVème siècle, aucun médecin n’est capable de soigner une maladie mentale. C’est donc une série de guérisseurs, sorciers ou prêtres qui se succèdent au chevet du roi tentant des remèdes de toutes sortes. Est-ce la prière, la médecine ou la magie qui sauveront le roi ?

Extrait de Histoire des médecins, de Staniz Perez, Editions Perrin, 2015.

 

S’il va de soi que la médecine du XIVe siècle n’avait pas les moyens de soigner une maladie mentale, il serait imprudent de considérer que chaque échec médical renforçait la piété des hommes du Moyen Âge. Les deux éléments ne peuvent être mis en concurrence dans une société où la plupart des praticiens éminents sont justement des clercs. Le roi lui-même s’en remet autant à Dieu et aux saints guérisseurs qu’à ses archiatres, ce qui relève de la plus parfaite banalité. Il n’hésite pas, en 1389, à faire exécuter une statue en cire, à son effigie et grandeur nature, destinée à prendre place devant le tombeau du jeune saint Pierre de Luxembourg, un thaumaturge mort à dix-huit ans et dont le pouvoir de guérison a hâté la canonisation. Si l’on ignore la cause réelle de cette initiative pour le moins singulière, cet ex-voto grandeur nature montre bien que la piété du souverain ne date pas du déclenchement de sa maladie, à moins qu’il ne faille y voir un signe avant-coureur ou un symptôme de dérangement.

 

Statue de cire à son effigie

D’emblée, la folie du roi et ses étranges manifestations (par exemple, il pense avoir un corps de verre, il détruit des objets d’orfèvrerie, il danse de façon impudique et refuse de se laver ou de changer de vêtements) sont perçues comme des phénomènes d’ordre médical ; et même le chroniqueur de Saint-Denis, Michel Pintoin, s’en tient à un vocabulaire tout à fait rationnel : freneticus, maniacus, melancolicus, infirmitas, egritudo et mente captus font partie des expressions les plus fréquentes. Dieu n’est invoqué que par convention, aucun auteur ne songe vraiment à une intervention du Malin ou du poison, même si ce type de rumeur a circulé. On se tourne vers les archiatres, puisqu’ils sont censés connaître la nature et la complexion du roi […].

Le diagnostic se dirige vers un épanchement de bile noire et échauffée, une forme de mélancolie confirmée par le manque d’appétit et le caractère pensif du malade. Transféré à Creil, Charles VI reste sous la surveillance de chevaliers et de médecins sans que l’on en sache davantage sur la nature des traitements. L’état stationnaire du souverain pousse son entourage à solliciter l’aide de médecins étrangers à la Cour ou de véritables sorciers comme le dénommé Arnaud Guillaume.

Venu de Guyenne avec son grimoire et ses manières rustiques, il déploie des trésors d’éloquence pour convaincre les Grands de ses pouvoirs astrologiques, au grand dam de chroniqueurs plus lucides. Cultivant l’ascétisme, il subjugue son auditoire par des promesses démesurées : son livre, le Smagorad, aurait été dicté à Adam par Dieu lui-même et contiendrait des secrets censés ressusciter les morts. Faisant fi de la médecine, il explique que le roi a été ensorcelé mais qu’il peut le libérer de ses démons. La permanence des symptômes suffit à discréditer le sorcier, dont le sort final n’est pas connu : le “souverain médecin” a pris la suite mais, pour autant, la Cour ne s’est pas définitivement défiée des remèdes surnaturels, bien au contraire.

 

Un poumon de chèvre sur la tête

Plus judicieux a été le choix de Guillaume d’Harcigny, venu de Laon et recommandé par le seigneur de Coucy. Il incrimine la “moisteur” de Jeanne de Bourbon, et profite du désarroi des archiatres pour prendre le dessus et imposer ses vues. Les initiatives religieuses prennent le relais : une statue du roi réalisée en cire est offerte à saint Akaire dans l’abbaye de Saint-Vaast d’Arras. Il n’y a aucune contradiction entre les marques de piété destinées à obtenir la guérison par l’intervention de Dieu ou des saints et le discours de médecins un peu dépassés par l’événement.

En l’occurrence, la médecine scolastique est peu développée en matière de maladies mentales. Les affections de l’âme relèvent du confesseur ou du médecin lorsque les humeurs ou les astres s’en mêlent. Si l’ellébore soigne les mélancoliques, les frénétiques, conseille Barthélemy l’Anglais, doivent être soumis à la diète, rester dans l’obscurité et tenus isolés d’oreilles complaisantes qui entretiendraient leur folie. Des saignées à la veine céphalique doivent précéder le rasage intégral du crâne. Tout en surveillant la couleur des urines, on déposera sur la tête du malade un poumon de chèvre ou de porc pour aérer le cerveau.

Si aucune source ne relate l’emploi de ce remède, la comptabilité royale signale tout de même des coiffes et des enveloppes déposées par les médecins sur la tête du roi. Guillaume d’Harcigny peut se réjouir de l’efficacité de ses traitements, associés, pour l’occasion, à des activités ludiques en plein air […]

La chasse et les chevauchées sylvestres renforcent l’efficacité des remèdes contre la frénésie, l’exercice modéré permettant de rafraîchir le corps et de contrecarrer les effets néfastes de la bile sur le cerveau. À l’apogée de son succès, le praticien déclare vouloir quitter la Cour, du fait de son grand âge et des fatigues que lui inflige le protocole curial. Une telle modestie est soulignée par Froissart, qui en profite pour railler les archiatres cupides : “Car c’est la fin où médechins tendent tousjours que avoir grans sallaires et grans prouffis des seigneurs et des dames et de ceulx et celles que ils visittent.” Mille pièces d’or récompensent le médecin sur le départ. Pour le chroniqueur, cette gratification a vicié l’esprit de l’archiatre et le sauveur du roi est dépeint, quelques phrases plus loin, comme l’habitant le plus riche et le plus avare de la ville de Laon, ne dépensant jamais plus de deux sous parisis par jour, habitué qu’il était de prendre ses repas chez les uns et les autres. “De telles verges sont batus tous médechins”, conclut-il amèrement.

Pendant que les messes, les prières et les processions se succèdent, les Grands tentent de trouver des guérisseurs en remplacement du premier médecin Renaud Fréron, peut-être disgracié pour incompétence en novembre 1395 […].

 

Succession de charlatans

C’est un médecin lyonnais remarqué par le duc de Bourbon qui prend le relais et “purge” le roi, apparemment avec succès, en le saignant à la tête. Ce sont ensuite deux prétendus moines augustins, habillés en laïcs et portant des armes, qui profitent de la recommandation du maréchal Louis de Sancerre pour faire leur entrée sur la scène où se joue le rétablissement de la santé du roi. Celle-ci ne s’améliore pas mais les “apostats”, comme les nomme Pintoin, continuent à manipuler la Cour et accusent désormais le barbier royal d’être à l’origine de la démence de Charles. L’homme passe quelque temps en prison puis ressort libre alors que l’aplomb des deux moines n’abuse plus personne.

Leur erreur, selon Juvénal des Ursins, est d’avoir voulu saigner le roi à la tête, ce qui leur avait été expressément défendu. Du coup, on les enferme et les interroge sans ménagement : ils avouent rapidement n’avoir aucune compétence, ce qui scelle leur sort. Coiffés de mitres de papier, dégradés en public, décapités et écartelés, ils paient cher leur forfaiture et leurs têtes sont plantées sur des piques, à la stupéfaction des Parisiens.

Mais la succession de charlatans ne s’arrête pas pour autant et atteint même son apogée en 1403 – voilà onze ans que le roi n’est plus en possession de ses moyens –, alors que Ponce du Solier et Jean Flandrin prétendent découvrir l’origine de son mal grâce à un appareil secret. Pendant des mois, ils vont multiplier les commandes de matériel et les frais de bouche pour fabriquer enfin un mystérieux cercle de fer soutenu par douze colonnes de la hauteur d’un homme. Douze chevaliers y sont enchaînés pendant que les mages récitent des incantations… Les doutes du bailli vont mettre un terme à la mascarade et l’un des deux compères va se retrouver en prison après que l’autre s’est enfui.

 

Cupidité des médecins

Au final, on dénombre trois types de soins successivement prodigués au souverain : ceux qui émanent de la médecine universitaire, ceux qui relèvent de la foi et ceux qui s’inscrivent dans le champ de la magie. Les médecins subissent la concurrence des clercs et des sorciers, chacun défendant sa propre stratégie de guérison. Ce triptyque correspond à une situation que devaient connaître la plupart des malades, l’échec de la prière et de la médecine savante ouvrant la voie aux expédients surnaturels. Est-il étrange d’observer cela au chevet d’un monarque ? La véritable innovation se situe ailleurs, du côté de la médiatisation de la santé de Charles VI, relayée jusqu’à nous par les sources et les récits de chroniqueurs qui participent, par leur point de vue, à la mise en récit d’un épisode transmis à la postérité. La mobilisation des sujets, de façon bienveillante et pieuse ou, à l’inverse, malveillante et cupide, prouve qu’une étape importante a été franchie dans la consolidation du lien entre le roi et la population, les clercs, les lettrés et les Grands servant de relais dans un contexte où la folie se voit partout.

Si les médecins royaux ont réussi leur ascension sociale en s’alliant à la noblesse robine et en accumulant un patrimoine mobilier et immobilier, reflet du capital social et culturel, ils n’en demeurent pas moins l’objet de critiques véhémentes. Leur cupidité présumée et leur insuccès chronique en font des cibles privilégiées des détracteurs de la bourgeoisie naissante et “montante” que décrient les clercs et les poètes. Toutefois, cette lecture cursive est brouillée par la complexité de leur statut réel, à savoir celui de conseillers avisés, parfois prêtres, souvent chanoines, érudits et aussi confortablement installés dans les villes que les juristes dont ils partagent parfois le sort et la fonction. Le pouvoir des médecins a encore du mal à s’imposer, la faible médicalisation du quotidien et la concurrence du livre d’heures ou du grimoire maintiennent le discours médical dans une posture minoritaire.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Stanis Perez