Suzanne Tartière est médecin régulateur au Samu de Paris. Dans En cas d’urgence faites le 15, co-écrit avec Xavier Emmanuelli, et publié aux éditions Albin Michel, elle témoigne, avec beaucoup d’humour et d’émotion de 35 ans de carrière. Egora vous propose aujourd’hui de lire un extrait de ce livre, dans lequel le Dr Tartière raconte sa course contre la montre pour réussir à localiser un patient suicidaire.

 

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Samedi midi. Plus qu’une heure à réguler. Le week-end s’annonce sous de bons auspices. J’entends l’assistante de régulation médicale qui bataille au téléphone : “J’ai besoin de votre adresse… Oui, mais votre adresse d’abord…” À bout d’arguments, elle se tourne vers moi en levant les yeux au ciel. Elle n’arrive à obtenir ni l’adresse ni le nom du patient. J’enfreins la règle : “Passe-moi l’appel.” À peine ai-je eu le temps de me présenter que l’homme me dit, un peu agacé : “Écoutez, il y a une heure, j’ai pris deux cents comprimés de xxx [un dérivé de la morphine que je ne veux pas nommer, on comprend pourquoi], je veux mourir. Je vous appelle pour savoir combien de temps ça va mettre.”

“Nous apprenons que le téléphone est un portable professionnel et qu’il correspond à une société fermée le week-end”

Est-il sérieux ? Est-ce une mauvaise plaisanterie ? J’ai néanmoins le sentiment que le patient dit la vérité. Il est calme, sa voix est très claire, la dose qu’il dit avoir prise est mortelle. Il faut que je réussisse à obtenir son adresse qu’il s’obstine à ne pas vouloir me donner. “De toute façon, ça ne vous serait d’aucune utilité puisque je ne suis pas chez moi mais chez des amis.” Je m’insurge, je suis prête à tenter l’impossible. “Écoutez, c’est vraiment pas bien de se suicider chez des amis, ça ne se fait pas. Vous les imaginez quand ils vont rentrer chez eux et trouver votre cadavre ! Laissez-moi vous aider.”

L’homme refuse, je réussis simplement à lui faire dire son prénom. Maigre victoire mais c’est déjà ça. Je négocie pas à pas, je dois surtout le dissuader de raccrocher avant que nous ayons eu le temps de le localiser. J’avance tant bien que mal. “Êtes-vous suivi par un médecin ?” Il m’apprend qu’il est soigné pour un problème grave de foie, sans fournir plus de détails.

Ça me suffit pour explorer une nouvelle piste : je demande à l’assistante de régulation médicale – peu convaincue – d’appeler immédiatement les six services parisiens de réanimation digestive et de leur demander s’ils suivent actuellement un patient grave… dont je n’ai que le prénom. Demande absurde, je le sais. Le regard de l’ARM me le confirme mais, résignée, elle s’exécute… La voix de mon interlocuteur a changé de tonalité et de débit. Elle n’est plus aussi percutante qu’au début. Le diagnostic est certain, il a vraiment pris ces comprimés. Le temps presse. Je n’ai que son numéro de portable affiché sur mon écran d’ordinateur.

Les ARM ont déjà appliqué la procédure d’urgence qui nous permet, via un opérateur de téléphonie, de retrouver le nom du titulaire de la ligne. En quelques minutes, nous apprenons que le téléphone est un portable professionnel et qu’il correspond à une société fermée le week-end. L’employé de la compagnie de téléphonie nous informe simplement que le relais utilisé par l’homme est localisé dans le haut du 16e arrondissement. Oui, mais dans quelle rue, à quelle adresse précise ? Il nous faut d’autres infos, des détails supplémentaires. Je m’acharne, je le tiens, je ne le lâche plus. Décrocher une adresse, son nom, quelque chose, un tout petit élément qui nous permettra de l’identifier et d’envoyer des secours.

“Il est en train de mourir au téléphone, j’entends sa respiration s’arrêter”

Mais rien n’y fait, mes questions tournent dans le vide, sans réponses, et les minutes s’égrènent. À l’autre bout, la voix est devenue plus hachée et pâteuse, un petit filet presque inaudible, atone, de plus en plus lent. Je sens qu’il s’endort. Je vais le perdre. Il faut le rattraper, essayer de le stimuler. Je retrouve mes vieux réflexes d’anesthésiste de bloc opératoire : “Respirez bien fort, respirez. Vous m’entendez ? Respirez…”

Je perçois un léger ronflement, il s’enfonce lentement dans le coma. Il est en train de mourir au téléphone, j’entends sa respiration s’arrêter. Il faut trouver quelque chose, vite, tout de suite ! Je hurle à la cantonade : “Si quelqu’un a une idée, c’est maintenant ou jamais.” La salle se fige, chacun réfléchit intensément et brusquement, un ARM s’écrie : “Demande à l’opérateur les dix derniers numéros qu’il a composés. On ne sait jamais, peut-être qu’on arrivera à choper quelqu’un !”

Et c’est reparti, la course reprend. La liste à peine obtenue, nous nous précipitons : premier numéro, deuxième numéro, chacun espère mais personne ne répond. Quand, tout à coup, au bout d’un temps interminable, une femme décroche, souriante me semble-t-il, en tout cas à mille lieues d’imaginer notre stress. Oui, effectivement, c’est un de ses collègues et elle connaît son adresse, pourquoi ? Aussitôt, c’est la mobilisation générale : pompiers et policiers pour l’ouverture de la porte, le Samu pour la réanimation. Il était chez lui ! Quand les équipes arrivent dans son appartement, l’homme est bien là, affalé sur un canapé, dans le coma, le téléphone à terre. Intubation, ventilation, perfusion, il est transporté toutes sirènes hurlantes vers un service de réanimation.

 

Je sais que le traitement de ce type d’appel fait débat

couvertureIl restera deux longues semaines entre la vie et la mort. Chaque jour, il présente une nouvelle complication médicale. Je prends de ses nouvelles régulièrement. Les réanimateurs me confirment qu’il souffre d’une hépatite dont le traitement a de redoutables effets secondaires et parmi ceux-ci, un syndrome dépressif majeur susceptible de conduire au suicide… Cette tentative de suicide était bien un effet secondaire de son traitement !

Finalement, la vie reprendra le dessus. À sa sortie de réanimation, il sera orienté vers un service de psychiatrie et un mois après sa tentative de suicide, il repartira chez lui. Qu’a-t-il pensé de mon acharnement, ou, plus exactement, de mon obstination, à vouloir le sauver malgré lui ? Je l’ignore toujours.

Je sais que le traitement de ce type d’appel fait débat. Certains pensent que le suicide est la liberté ultime de l’homme sur terre et qu’il faut la respecter. Mais peut-on parler de liberté quand un traitement médicamenteux vous a mené à la dépression ? L’appel de cet homme peut-il être considéré comme une toute petite lueur d’espoir, une sorte de supplique cachée, un “empêchez-moi de le faire” ? Un de ces petits liens qu’on nous tend et que moi, docteur, j’attrape… Je crois bien que c’est l’un des seuls patients que j’aurais aimé revoir.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Suzanne Tartière et Xavier Emmanuelli