En 35 ans de régulation au Samu de Paris, Suzanne Tartière a vécu des attentats, des accidents de train, des tentatives de suicide et beaucoup d’accidents de la route ou de petits bobos… Mais ces dernières années, de plus en plus, ce sont des demandes bien délicates auxquelles elle doit faire face. Au Samu de Paris, on les nomme les “appels pour Suzanne”, au bout du fil, beaucoup de personnes âgées, seules, en détresse, qui n’ont pas d’autres alternatives que de faire le 15. Autant d’histoires qu’elle raconte dans En cas d’urgence faites le 15, un livre de souvenirs qu’elle co-signe avec Xavier Emmanuelli.
Egora.fr : Qu’est-ce qui vous a poussé à raconter vos souvenirs de carrière dans un livre ?
Suzanne Tartière : Je fais ce travail depuis 35 ans, et quand on a la tête dans le guidon, on ne se rend pas bien compte de ce qu’on fait. Mais, on m’a fait remarquer que j’avais une manière particulière de travailler. Il y a au Samu, ce qu’on appelle les “appels pour Suzanne”, des appels un peu compliqués, complexes qu’on me passait. Et moi j’essaie de trouver des moyens de me débrouiller avec, souvent en allant au-delà de l’apparent problème médical, et je me rends souvent compte qu’il y a de gros problèmes sociaux derrière. Mais si on ne les résout pas ce problème, les gens vont sans cesse rappeler, rappeler.
Justement, vous expliquez dans le livre qu’aujourd’hui, ce type d’appels qui relèvent de problèmes dits “sociaux” ou “médico-sociaux”, sont les plus importants…
J’ai eu la chance de travailler pendant 15 ans au Samu social. Et j’aurais rêvé d’un Samu social qui s’occupe de tous, et pas seulement des personnes à la rue. Mais ils sont restés sur les Sans domicile fixe. Au 15, on est confronté à de plus en plus d’appels de personnes âgées et isolées qui sont à domicile. C’est le nouveau défi du vieillissement de la population. Aujourd’hui, plus de deux appels sur trois concernent des gens de plus de 90 ans. Souvent, ces gens sont pris en charge par leurs enfants, qui sont eux-mêmes septuagénaires. Ils le font, mais ils s’épuisent, c’est très difficile pour eux. Moi, j’essaie de les écouter, de leur expliquer qu’ils peuvent être aidés et tout simplement de créer un lien avec les services sociaux. Pour moi, cela peut être simplement leur donner les coordonnées d’une structure comme le CLIC (Centre local d’information et de coordination) de leur arrondissement qui pourra les aider. Je peux même parfois les appeler pour les informer de la situation du patient.
Mais est-ce bien le rôle du Samu de traiter ces problèmes ?
Mais qui pourrait les traiter ? Avant les gens appelaient les pompiers pour un oui ou pour non et arrivaient aux urgences. Je vais vous donner un exemple : dans votre immeuble, vous avez une voisine qui a 85 ans, qui a du mal à se déplacer, à descendre les escaliers. Vous lui proposez d’aller acheter une baguette de pain pour elle, vous lui montez son courrier, vous lui rendez quelques services. Vous ne savez pas que des services sociaux peuvent s’occuper d’elle, et elle ne demande rien. Et puis, quand vous n’êtes pas là, ou si quelque chose se passe, c’est forcément vers le Samu que vous vous tournez. On a aussi beaucoup d’appels de personnes qui nous disent “Pouvez-vous envoyer une ambulance pour ma voisine, elle est très fatiguée, elle devrait faire un bilan”. Ou bien ils appellent les pompiers “elle a laissé le gaz ouvert”. Tout cela ce sont des prétextes pour l’hospitaliser. Bien souvent, faute de mieux, les gens résolvent un problème social par un passage aux urgences. Le monde social n’a pas pris la dimension de l’urgence. Pour eux, les Urgences s’arrêtent quand les bureaux sont fermés. Il n’y a pas d’assistante sociale aux urgences la nuit. Or, c’est là qu’il y a des problèmes. Alors, ce qu’il se passe c’est que cette dame arrive aux urgences, on lui fait un bilan, on lui pose quelques questions du type, “Avez-vous quelqu’un qui s’occupe de vous ?”, elle répond oui, parce qu’elle ne va pas dire qu’elle est seule, puis on la renvoie chez elle. Et elle, ou quelqu’un de proche, nous rappelle un peu plus tard. Quand il y a plusieurs appels concernant une même personne, il y a souvent un problème psycho social derrière.
C’est donc grâce à votre travail que ces personnes ne viennent pas engorger les urgences ?
Moi, j’essaie de trouver une solution, de contacter les structures sociales qui pourraient prendre en charge ce cas. Et, en dernier recours effectivement, je l’envoie aux urgences. En les prévenant : attention, on a un problème de maintien à domicile avec cette personne.
Répondre à ce type d’appel ne semble-t-il pas trop éloigné de votre métier de médecin urgentiste ?
On n’est pas spécialement préparés à ces appels, mais c’est du bon sens. Moi j’ai réalisé au bout d’un certain temps qu’il y avait des gens que j’avais souvent au téléphone, surtout le week-end quand leur médecin traitant n’est pas là. Je pense que le médecin n’est certes pas une assistante sociale, mais il voit les choses et doit faire le lien. Il nous suffit souvent de deux ou trois minutes pour comprendre ce qui se passe, on remarque vite s’il y a une vraie détresse ou pas et surtout si on peut éviter l’hospitalisation. Et puis, depuis quelques mois, au Samu de Paris, les généralistes sont là 24h sur 24. Et je pense qu’ils vont apporter une nouvelle réponse à ce type d’appels.
Vous dîtes que vous êtes un “médecin aveugle”, et que c’est toute la spécificité de la régulation…
Réguler quelque chose de grave, c’est relativement facile. Il y a des procédures, on sait les déclencher. N’importe qui, qui voit quelqu’un tomber du dix-septième étage, sait qu’il faut qu’une équipe de secours se rende sur place. Cela, c’est 10% des appels. Pour les autres appels, je suis un médecin aveugle. Je ne vois pas les patients, mais je me les représente. C’est pour cela que je n’arriverais pas à réguler dans une ville que je ne connais pas parfaitement bien. Quand j’ai l’adresse, en fonction du quartier, j’imagine la rue, l’immeuble dans lequel mon patient habite, et cela me donne des informations : il y a une sociologie des appels. Ensuite, il y a les techniques de la régulation médicale. Au téléphone, on n’interroge pas le patient de la même manière que lorsqu’on est en face à face. Lorsqu’on nous appelle pour une crise d’asthme, par exemple, si la personne ne peut pas parler, on ne réfléchit pas, on est partis. Sinon, on demande : “Passez le moi au téléphone”, s’il nous parle ça ne semble pas très méchant, s’il n’arrive pas à dire plus trois mots, on part. En régulation, on demande juste les signes les plus opérants. On ne cherche pas à savoir s’ils ont déjà fait des crises, comment ils se sentent… On trouve juste LA question, l’indice qui va nous orienter immédiatement sur la gravité. Et puis a priori, plus on interroge, moins c’est grave.
N’est-ce pas un peu frustrant par moment de ne pas être sur place, et de ne pas prodiguer vous-même les soins au patient que vous avez eu au bout du fil ?
Non, on est contents d’avoir des nouvelles, mais on ne fait pas de suivi, c’est le principe de la régulation. On a des personnalités un peu particulières pour faire ce métier-là. Ce n’est pas frustrant. On fait une médecine différente, mais on l’a choisi. On a aussi beaucoup de satisfactions. Arriver à calmer une angoisse, sentir la voix qui se modifie… On peut soigner une crise de tétanie par téléphone. On peut faire des petites choses, expliquer aux gens comment se traiter eux-mêmes, comment ils devront réagir la prochaine fois. Et puis, des fois, on parvient à diagnostiquer quelque chose de plus compliqué. J’ai été appelé pour un malaise vagal. J’ai senti que c’était grave, c’était une sensation, je n’avais pas vraiment d’éléments. Il a fallu que je réussisse à convaincre un collègue de lui faire un scanner. Et puis on a découvert quelque chose et ce patient s’est fait opérer avant que sa situation n’évolue. Dans ce genre de situations, on sent qu’on a vraiment aidé le patient.
Vous êtes en première ligne en matière d’urgence. Souvent les régulateurs sont mis en cause dans des interventions qui n’ont pas été assez rapides. Ressentez-vous une certaine “angoisse de l’erreur” ?
Bien sûr, on y pense tout le temps. Mais cette peur ne doit pas être bloquante. On se demande toujours si j’ai bien fait. On est toujours entre deux écueils. D’un côté, celui d’envoyer sur tout, parce qu’on ne sait jamais. Mais dans ce cas-là, on aura plus les moyens d’envoyer une voiture quand ce sera vraiment nécessaire. D’un autre côté on peut réguler dur et on n’envoie pas. Il faut trouver le juste équilibre. Il y a bien sûr eu des fois, qui ont été difficiles, où j’ai eu des doutes. Mais je crois que la clé c’est de savoir écouter les patients et savoir être humble. Et surtout il ne faut jamais dire à un patient “mais je vous dis que ce n’est pas grave”.
Avez-vous l’impression que le métier de régulateur est suffisamment reconnu parmi les professions médicales ?
C’est une activité qui n’est pas très connue. Certains pensent que la régulation c’est très simple, on appelle, on envoie. Mais non, ce n’est pas binaire. La compétence médicale est vraiment très importante. Notre mission c’est de ne pas gaspiller les moyens juste pour aller voir. Avec ce livre, je voulais aussi donner envie de faire ce métier. Et il ne faut pas oublier que les régulateurs ont une expérience de terrain à côté, ils continuent à faire les deux.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Aline Brillu