Partage de connaissances entre confrères, aide au diagnostic, collaboration renforcée avec les patients grâce aux données transmises par les objets connectés : avec les Ntic, la médecine est-elle en passe de devenir plus collaborative ? Tour d’horizon des promesses et limites de pratiques encore émergentes.
“L’année 2015 verra naître le Uber ou le Airbnb de la santé et du bien-être”, annonçait en fin d’année dernière l’investisseur et gourou du Web Fred Wilson. Une promesse aux contours flous, les chauffeurs privés Uber et la plateforme de location d’appartements Airbnb –deux poids lourds de l’économie du partage– n’ayant apparemment pas grand-chose à voir avec la médecine. La santé ne devrait pourtant pas rester longtemps à l’écart des bouleversements liés aux réseaux sociaux et à l’avènement de ce qu’on appelle le Web 3.0 ou l’Internet des objets connectés.
“Ces sites spécialisés sont des coquilles vides”
À l’heure de Twitter, 140 caractères suffisent pour converser avec ses pairs, en temps réel, sans avoir besoin de frapper à la porte du cabinet d’en face. Par le bien nommé “hashtag” Doctoctoc, des praticiens échangent humeurs et coups de blues mais aussi des interrogations médicales au fil de leurs consultations. “C’est une aide au diagnostic intéressante, par exemple en dermatologie, témoigne Jean-Jacques Fraslin, généraliste dans la région nantaise et très présent sur le fil. J’ai quatre spécialistes qui me suivent sur Twitter. Je prends une photo de la lésion, je la poste et souvent j’ai la réponse avant la fin de la consultation.”
Plus nouveau encore, l’application pour smartphone Figure 1, sorte d’Instagram pour médecins, est arrivée en France en décembre dernier. Elle permet de poster des clichés médicaux (radios, ECG, photos diverses) pour solliciter l’avis de confrères, notamment sur des cas rares. À la mi-janvier, l’application atteignait le millier d’utilisateurs dans l’Hexagone. L’exercice solitaire serait donc en voie de disparition. Du moins en apparence. Car si aux États-Unis, le réseau social Doximity se targue de rassembler plus de la moitié des médecins américains, de ce côté-ci de l’Atlantique une plateforme comme Melting Doc doit se contenter de 2 000 inscrits. Ce site a lancé en janvier une application pour téléphone, Melting Staff, permettant de discuter de cas cliniques. “C’est un espace de partage confraternel visant à réduire les erreurs médicales dues au manque de communication”, explique Christian Allouche, le directeur commercial chargé de développer le projet.
“Ces sites spécialisés sont des coquilles vides”, constate le Dr Dominique Dupagne, fondateur de Atoute.org et Mesconfrères.fr. Cet expert de la médecine 2.0 pointe du doigt un hiatus générationnel. “Les médecins de 45 ans et plus ont toujours résisté au Web communautaire. Ils sont débordés de travail et n’ont ni le temps ni l’envie de s’y consacrer.” Quant aux “digital natives”, ils préfèrent les outils basiques de communication comme le téléphone, les mails et, pour les plus connectés, Facebook ou Twitter. L’espace collaboratif le plus actif chez les généralistes serait ainsi la liste de discussion par mails MG clinique qui compte quelque 250 inscrits. “Anecdotique au regard des 50000 généralistes français”, souligne Dominique Dupagne.
“On passe des heures à apprendre, mais on ne nous transmet aucune culture de l’innovation”
Parmi les autres raisons invoquées pour expliquer ce manque d’appétence pour les échanges sur la Toile : la timidité, la peur d’être jugé, le nombre trop important de ces réseaux mais aussi l’absence de formation. “À l’université, pas un mot sur ces outils, même si certains formateurs ne sont pas réticents aux nouvelles technologies, témoigne Juan Carlos Valencia, jeune médecin et créateur du site “Tools and Doc” au sein des départements de médecine générale des universités Paris-Diderot et Paris-Descartes. On passe des heures à apprendre, mais on ne nous transmet aucune culture de l’innovation, du faire différemment.” Sa plateforme de partage de liens et ressources en ligne entre médecins a bien du mal à décoller. “Il est difficile de créer un réflexe de partage, explique-t-il. Les médecins ne se disent pas : “j’ai une info, je vais aider des confrères en la partageant.” Mais on peut faire changer les mentalités. Il faut trouver la solution qui réponde à leurs besoins””
En attendant de voir arriver l’application révolutionnaire, scepticisme ou prudence priment dans les rangs des médecins. À l’évocation de Twitter, Jean-Paul Hamon, le président de la Fédération des médecins français (FMF), lâche : “Ça me fait rire ! Je ne me vois pas tweeter sur un cas et me fier à un diagnostic émis par un réseau social ! Sans parler des problèmes de confidentialité, de qualité des photos partagées, etc.”. Il ajoute : “Les dermatologues risquent de perdre un quart de leurs consultations s’ils donnent leur avis sur les réseaux sociaux !” Se défendant pour autant d’être “ringard”, il préfère les mails et SMS pour échanger avec son cercle de confrères.
“Les relations confraternelles restent privilégiées, confirme le Dr Jacques Lucas, vice-président de l’Ordre des médecins, en charge des nouvelles pratiques, et en pointe sur ces sujets. Mais le numérique les accélère.” L’organisme professionnel encourage ainsi ses ouailles à investir Twitter, et à le faire le plus possible en leur nom, sans anonymat, “afin de créer de la confiance et de la certitude dans cet espace non régulé”.
“Le patient acquiert un savoir profane”
Si, entre confrères, les pratiques collaboratives font lentement leur chemin, notamment parmi la nouvelle génération, entre médecins et patients, la donne change aussi. Une évolution qui a maintenant l’âge d’Internet, bien qu’elle suscite encore de la méfiance. “À l’ère du numérique, le patient acquiert un savoir profane, qui modifie la relation avec le médecin et la renforce, commente le Dr Jacques Lucas. Il faut que les médecins aient conscience que ce n’est pas leur savoir qui est remis en cause.” Avec la multiplication des sites d’entraide entre patients (Carenity, Entrepatients.net…), des forums de discussion entre médecins et patients, des réseaux sociaux et des blogs, la relation entre le malade et son médecin s’éloigne peu à peu du “colloque singulier” initial pour devenir plus collective et participative. Face à certains praticiens qui appellent parfois encore à “interdire Internet”, l’Ordre invite donc la profession à être prescriptrice de sites pour ses patients ou à produire elle-même de l’information sur le Web.
Selon Dominique Dupagne, l’engouement pour les forums médicaux s’est néanmoins tassé. “Petit à petit, explique-t-il, les médecins en sont partis et n’ont pas été relayés. En cinq ans, Atoute.org est passé de 1,5 million de visites mensuelles à 900000. Cette perte de vitesse est aussi une preuve de maturité.”
Désormais, la promesse d’une collaboration renforcée est à chercher du côté des applications et des objets de santé connectés. Ils ont été les vedettes de la dernière International CES à Las Vegas, salon consacré à l’innovation technologique et électronique, et suscitent l’engouement d’une foule de start-up, de laboratoires et d’investisseurs. Le marché mondial des applications de santé pourrait ainsi dépasser les 26,5 milliards de dollars en 2017 (1). Équipé de tensiomètres, glucomètres et autres capteurs d’activité connectés, le patient n’est plus seulement mieux informé. Il est lui-même producteur d’informations, capable de s’automesurer et de collecter un grand nombre de données sur son propre état.
Cofondateur du site Connected Doctors, créé pour convertir ses collègues à la e-santé, le Dr Éric Couhet, médecin généraliste en milieu rural, y voit la possibilité d’une relation de collaboration entre le soignant et son malade. “Grâce au tensiomètre et au stéthoscope connectés, je visualise les résultats avec le patient sur la tablette, raconte-t-il. C’est plus convivial. Et depuis quelques mois, je récupère auprès d’une trentaine de patients équipés de tensiomètres connectés leurs données par mail. Je les transfère directement dans leur dossier médical.” Selon lui, la consultation se fera de plus en plus à trois : le médecin, le patient et les données. “C’est une vraie mutation, martèle-t-il. Le médecin jusqu’alors unique détenteur de l’information médicale doit collaborer en intégrant les données de son patient.”
“C’est une urgence ! Mon appli me dit que je suis mort depuis dix minutes !”
Et de justifier l’intérêt de ce partage : “La prise de tension tous les jours par le patient qui amène ensuite ses données au médecin est plus efficace qu’une seule mesure tous les trois mois après avoir stressé dans la salle d’attente”. Un scénario dont on semble encore loin, les objets de santé connectés n’étant prescrits qu’à 5% des patients (2) et n’étant pas encore intégrés dans le système de santé. “Qui nous paiera pour traiter les flux de données collectées par tous nos patients connectés ? Et où trouver le temps de le faire ?”, s’interroge, très sceptique, le Dr Jean-Jacques Fraslin.
Pour Jean-Paul Hamon, de la FMF, la e-santé peut avoir un intérêt pour l’autosurveillance du patient, mais beaucoup moins dans la relation avec le médecin. “Rien ne remplacera l’examen clinique, la palpation, l’interrogatoire. Quant à intégrer les objets et les données dans la consultation, pourquoi pas, mais cela aura pour effet d’en rallonger la durée”, commente-t-il. Plutôt que de parler de collaboration, Jean-Paul Ortiz, de la Confédération des syndicats médicaux français (Csmf), préfère quant à lui évoquer “un médecin accompagnateur d’un patient acteur de sa santé”, se cantonnant à des expérimentations de télémédecine organisée (télésurveillance des dialysés à domicile, suivi du défibrillateur à domicile…).
“La e-santé permettra de renforcer la collaboration si de bonnes pratiques sont mises en place, avance le Dr Jacques Lucas, de l’Ordre. Il ne faudrait pas qu’un patient arrive au cabinet en disant “C’est une urgence ! Mon appli me dit que je suis mort depuis dix minutes !” Comme pour Twitter, l’Ordre encourage les médecins à s’y intéresser, tout en rappelant les principes éthiques et les règles déontologiques : confidentialité et sécurité des données, vigilance sur les risques du surdiagnostic et de la surveillance excessive, prise en compte de la fracture numérique. Mais je suis persuadé que l’objet connecté sera intégré, comme le stéthoscope en son temps, à l’exercice de la médecine.” Le débat est loin d’être terminé.
1. Dmd Santé citant The mobile health global market report, Reasearch2Guidance, 2013-2017.
2. Baromètre 360 santé sur la santé connectée réalisé par Odoxa et publié en janvier 2015.
Les balbutiements du financement collaboratif en santé
Le crowdfunding (littéralement “financement par la foule”) pour financer la santé, sur le modèle à succès d’Ulule ou de KissKissBankBank ? C’est le pari de la plateforme Wellfundr, première du genre dédiée à la santé. Lancée en avril 2014, elle propose de soutenir des innovations en e-santé ainsi que d’autres types de projets autour de la santé (solidarité, équipement médical…). Deux outils de financement sont possibles : le don et bientôt le crowdfunding-equity, à savoir la prise de participation. Un modèle qui convient en particulier aux start-up.
Fabrice Nabet, le fondateur de Wellfundr, espère accompagner une centaine de projets en 2015. “Nous voulons créer une vraie communauté de patients, médecins et chercheurs pour faire avancer les projets à travers du partage, du soutien, de la communication”, explique l’entrepreneur. Principal enjeu : que les projets présentés soient sérieux sur le plan médical et éthique. Pas une mince affaire, même si la plateforme assure être bien entourée. “Sur 70 projets reçus, nous en avons refusé 90 % en raison du manque de caution médicale, explique Fabrice Nabet. Beaucoup de personnes ont peu de scrupules, même quand il s’agit de santé.”
Source :
www.egora.fr
Auteur : Clarisse Briot