Depuis le 1er juillet 2021, les médecins libéraux bénéficient d’indemnités journalières dès le quatrième jour d’arrêt maladie. Une “avancée” qui avait été soutenue par le Gouvernement au sortir de la crise sanitaire. Mais à peine trois ans après sa mise en place, le dispositif pourrait bien être remis en cause. Car le régime accuse un déficit exorbitant.

 

La mesure avait fait l’effet d’une petite révolution. Adoptée dans la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pour 2021, la fin du délai de carence de 90 jours pour toucher des indemnités journalières (IJ) était une demande de longue date des syndicats et de la Carmf*. Jusqu’ici, les médecins libéraux – et l’ensemble des professions libérales – ne bénéficiaient d’aucune indemnité pendant les trois premiers mois de leur arrêt maladie. Pour espérer toucher quelque chose, ils devaient souscrire un contrat individuel de prévoyance. Ce n’était qu’au-delà de 90 jours que les médecins percevaient des IJ de la part de la Carmf – ce qui est toujours le cas, à l’instar des paramédicaux, des dentistes et des sages-femmes, indemnisés par leur caisse de retraite respective. Les professionnels libéraux relevant d’autres caisses de retraite se retrouvaient sans revenus.

L’épidémie de Covid a mis en lumière la faiblesse de ce modèle. “Ça a été le déclic. Beaucoup de professions libérales se sont rendu compte qu’elles n’avaient rien dans ce contexte, expose Laurent Boulangeat, vice-président de l’Union nationale des professions libérales (UNAPL), qui a poussé pour cette réforme des IJ. Nous considérions qu’il s’agissait d’un vrai trou dans la raquette.” D’autant que les aspirations des nouvelles générations – plus féminisées – ne sont plus les mêmes que celles de leurs aînés. “Historiquement, les libéraux considéraient qu’ils étaient indépendants et qu’à ce titre, moins ils payaient de charges, mieux c’était.”

Alors que le salariat attire de plus en plus de jeunes, il était urgent de “préserver l’attractivité des professions libérales”, estime le nouveau président de l’UNAPL, Christophe Sans. Au sortir du confinement, l’organisation dépose un amendement au PLFSS afin d’obtenir “une couverture proche des artisans-commerçants et salariés”. Elle défend le versement des IJ dès le 4e jour d’arrêt. L’Etat, qui avait accordé de manière exceptionnelle des IJ dérogatoires aux indépendants lors de la crise, soutient la mesure. “Il a considéré que la proposition que nous portions s’inscrivait dans l’intérêt général”, salue Christophe Sans.

Très attendu, ce régime obligatoire d’IJ voit le jour au 1er juillet 2021. Sa gestion opérationnelle est confiée aux CPAM, et le recouvrement des cotisations à l’Urssaf. Le taux de cotisation est fixé par arrêté à 0,30% du BNC, avec un plafond de revenus annuels limité à trois Pass**. Le montant de la cotisation annuelle est compris entre 50 et 370 euros, selon les revenus. Quant au montant des IJ, il peut atteindre jusqu’à 50% du revenu annuel avec un plafond de trois Pass – l’IJ maximale s’élevant à 190,55 euros bruts, précise l’Assurance maladie.

La responsabilité du dispositif est, elle, attribuée à la Caisse nationale d’assurance vieillesse des professions libérales (CNAVPL), qui fédère dix caisses de retraite de différents corps de métiers de professionnels libéraux (à l’exception des avocats) et deux syndicats (l’UNAPL et la Chambre nationale des professions libérales). “On voulait un outil qui reste à notre main”, explique Laurent Boulangeat. La loi stipule que la CNAVPL doit assurer l’équilibre financier de ce nouveau régime. Et c’est là que le bât blesse.

 

100 millions d’euros de déficit

À peine trois ans après sa mise en place, le régime accuse un déficit de 100 millions d’euros (70 millions au titre de l’année 2021, 30 millions en 2022), d’après les chiffres des CPAM transmis à la CNAVPL. “On a l’impression que le déficit est moindre en 2022 mais ce n’est pas le cas. Cela s’explique par le fait que le recouvrement des cotisations a commencé pour les professionnels libéraux ‘classiques’ en janvier 2022. Seuls les micro-entrepreneurs ont commencé à payer en 2021. Il y a donc eu un effet rattrapage en 2022”, explique Salima Boukortt, responsable règlementation à la CNAVPL. En 2021, en effet, le montant des cotisations recouvrées atteignait 1,7 million d’euros (pour 69 millions d’euros de prestations versées), contre 83 millions de cotisations en 2022 (et 216 millions de prestations). Les chiffres de l’année 2023 n’ont pas encore été communiqués.

 

“ Les notaires ne se mettent jamais en arrêt, mais nous, médecins,
avons beaucoup utilisé ce nouveau régime ”

 

Afin de résorber en partie ce déficit, la CNAVPL a voté en faveur d’un allongement du délai de carence à 15 jours contre 3, lors de son conseil d’administration du 7 décembre dernier. “Cela devrait nous permettre de retrouver à peu près 45 à 50 millions d’euros”, évalue le Dr Thierry Lardenois, président de la CNAVPL et président de la Carmf.

Ce qui n’est pas du goût de l’UNAPL, qui s’y est opposée. “Il était logique de prendre une décision, mais nous ne sommes pas d’accord sur le timing et sur la solution à apporter”, explique Laurent Boulangeat. “Ce n’est pas parce que le régime est naissant qu’il faut le vilipender ou lui enlever son intérêt. Laissons-le entrer dans sa phase de maturité et voyons ensuite ce qu’il y a lieu de faire”, ajoute Christophe Sans.

L’UNAPL regrette une décision hâtive, alors même que les autorités n’ont “rien demandé”. “Il nous manque des infos, justifie Laurent Boulangeat. Nous n’avons pas réussi à obtenir le détail de ces comptes permettant de savoir qu’il y a tant d’IJ liées au Covid et tant d’arrêts plus structurels”, poursuit le vice-président, qui souligne l’impact de l’épidémie sur le régime, sans pouvoir le chiffrer. N’est pas non plus indiquée la durée des arrêts indemnisés. “Si vous voulez jouer sur la franchise, cette notion est importante”, considère l’agent général d’assurances, qui a sollicité le ministère pour obtenir des précisions.

 

Vers une hausse du taux de cotisation ?

De son côté, le Dr Lardenois défend une mesure de “responsabilité”. “Si on continue comme ça, on va se retrouver à 150-200 millions d’euros de déficit l’an prochain, puis à 400 millions l’année suivante, et un beau jour, on va nous prendre cet argent dans nos réserves et augmenter nos cotisations.” Le généraliste rappelle que la CNAVPL est “la seule caisse de France obligée d’assurer l’équilibre financier, nous sommes obligés de payer nos dettes”. “Nous avons chargé la barque de nos enfants de 3000 milliards d’euros***, on est en train de faire la même chose avec ce régime. Sous prétexte que la Caisse ne nous demande pas ces 100 millions d’euros, on nous dit que ce n’est pas grave !”, fustige le Dr Lardenois, dénonçant l’attitude de l’UNAPL. “Je ne vais pas attendre d’avoir la tête dans le sable pour faire quelque chose !”

Consciente du problème, l’UNAPL n’est “pas fermée” à une hausse du taux de cotisation, si tant est “qu’on ait des données stabilisées et sécurisées”, précise Laurent Boulangeat, qui veut conserver “l’ADN” du dispositif. “Il vaut mieux avoir un niveau de couverture équivalent aux artisans-commerçants et salariés, quitte à payer un peu plus cher, que diminuer nos garanties. D’ailleurs, le fait qu’il y ait un déficit montre bien que les gens en ont besoin.”

Une solution “injuste” pour le Dr Lardenois, qui note que la consommation médicale “est disparate” entre les professions. “Les notaires ne se mettent jamais en arrêt, mais nous, médecins, avons beaucoup utilisé ce nouveau régime. Ce n’est pas juste que certaines caisses financent pour d’autres.”

“Avec 15 jours de carence, on sera sûrs que les arrêts sont justifiés”, ajoute le président de la CNAVPL, qui avait déjà alerté à la mise en place du régime sur l’absence totale de contrôle par les CPAM sur les arrêts des libéraux. “Si ça avait été moi, je n’aurais pas donné d’IJ au bout de 3 jours mais de 8 jours, et j’aurais contrôlé les arrêts [La Carmf, elle, dispose de contrôleurs]. Là, on nous a fait de l’open bar. Tout le monde se met en arrêt quand il veut, comme il veut.” “Certains font même de l’économie de chantier : Ils viennent vous voir au cabinet parce qu’ils ont mal au dos, et vous les voyez bosser derrière”, observe-t-il. “Pragmatique”, le Dr Lardenois souligne qu’il sera, à terme, sans doute nécessaire d’agir et sur le délai de carence, et sur les cotisations.

Bien que remis en cause, le régime ne devrait toutefois pas être modifié de sitôt. Cela nécessite un décret d’application. Or, d’après l’UNAPL, les autorités semblent être aussi dans l’expectative***. “L’Etat fait la cuisine mais pas la vaisselle !”, s’agace le Dr Lardenois, qui dit n’avoir eu aucune discussion avec les tutelles sur la situation. Si elles ne prennent pas de mesure malgré le déficit, “je serai en droit de dire que c’est leur faute et que c’est à elles de le combler”, prévient-il.

 

* Caisse autonome de retraite des médecins de France.
** Le plafond annuel de la Sécurité sociale était fixé à 46 368 euros bruts au 1er janvier 2024.
*** Dette publique de la France.
**** Contactée par Egora, la direction de la Sécurité sociale n’a pas répondu à nos sollicitations.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt

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