Une grande étude européenne présentée au congrès français de psychiatrie (Nantes, 26-29 novembre 2014) révèle que certains adolescents au comportement banal ont un risque suicidaire aussi élevé que ceux considérés comme à haut risque. Les programmes de sensibilisation en milieu scolaire semblent efficaces.

 

Le suicide est la deuxième cause de mortalité parmi les 15-24 ans, après les accidents de la circulation. “En 2011, 500 adolescents sont morts par suicide ce qui représente 16 % de l’ensemble des décès dans cette classe d’âge, alors que globalement le suicide ne représente que 2 % de la mortalité”, observe le PrJean-Pierre Kahn (CHU de Nancy), qui a coordonné pour la France l’étude européenne SEYLE (Saving and Empowering Young Lives in Europe), publiée le 9 janvier dans The Lancet. Cette étude financée par le 7e programme cadre européen a été conduite dans onze pays européens, plus Israël, afin de définir une politique durable et cohérente pour la prévention du suicide et du mal être chez les jeunes. Les résultats, recueillis auprès de 12 395 élèves de lycées d’enseignement général, dont 1007 en France répartis dans 20 lycées en Lorraine, offre une photographie de la santé mentale des adolescents de 14 à 17 ans, où la France fait très mauvaise figure.

Selon les réponses à un auto-questionnaire, 7,5 % des lycéens français ont déjà fait une tentative de suicide (contre 4,3 % pour la moyenne des pays européens) ; 6,2 % ont déjà eu un diagnostic de dépression (contre 2,6 %). La dépression touche 15 % de ces adolescents, l’anxiété 8 %, selon des échelles validées. Si l’on considère les scores élevés, mais en deçà du seuil diagnostique, près d’un tiers sont en “sub-dépression” (30 %) ou en “sub-anxiété” (32 %). Ces états de sub-anxiété et de sub-dépression apparaissent associés au risque suicidaire, ce qui souligne l’intérêt de repérer précocement ces adolescents à risque. Pour la plupart des symptômes (dépression, anxiété, émotions négatives, automutilations) la France se classe au premier rang parmi les 11 pays. “Cela peut s’expliquer en partie par la surreprésentation des filles en France, malgré le tirage au sort, remarque le Pr Jean-Pierre Kahn. Les filles expriment plus facilement leur souffrance psychique. Mais cela ne suffit pas à expliquer cette différence.”

Les adolescents considérés comme à haut risque de suicide, parce qu’ils avaient des scores élevés à la plupart des conduites à risque (consommation de drogues ou d’alcool, tabagisme, absentéisme scolaire…) représentaient 13,2 % des élèves européens. Mais à côté de ces adolescents qui expriment de manière très bruyante leurs difficultés, l’analyse multifactorielle a mis en évidence un “groupe à risque invisible”, qui représente près d’un tiers des élèves (29 %). Ces adolescents n’ont pas de conduites à risque voyantes, mais se distinguent par un temps de sommeil insuffisant, la sédentarité et une exposition intensive aux écrans (plus de 5 h par jour). On s’aperçoit que ces élèves ont autant d’idées suicidaires (42,2 %) et de symptômes dépressifs (33,2 %) ou anxieux (31 %) que les adolescents à haut risque.

“C’est la première fois que l’on montre de manière aussi nette ce risque invisible”, observe Alexandra Tubiana, psychologue clinicienne et collaboratrice de l’étude. “Ce ne sont pas forcément les adolescents qui ont les comportements les plus bruyants qui sont les plus en difficulté, insiste le Pr Kahn. Les autres gardent en eux ce mal-être. Quand un médecin constate ces conduites, il devrait rechercher des signes de dépression ou d’anxiété, ou des idées suicidaires. Cela souligne aussi l’importance d’une éducation des parents et des enfants sur le sommeil, l’exercice physique et l’utilisation des médias.” La France se caractérise par la durée de sommeil la plus faible et par une nette prédominance féminine de l’utilisation inadaptée d’internet (3 à 6 h par jour). Cette dernière apparait, par ailleurs, plus fréquente quand l’investissement parental est faible, ce qui est en soi un facteur de risque.

Même dans le groupe à faible risque, qui représente 57 % des élèves, les idées suicidaires sont très communes (27 % des cas), de même que les symptômes dépressifs (29,4 %) et anxieux (19 %) ; 1,7 % des adolescents de ce groupe déclaraient avoir déjà fait une tentative de suicide. “Cela montre qu’il ne faut pas attendre que les élèves aillent mal pour s’en occuper”, souligne Alexandra Tubiana.

 

Trois stratégies préventives

L’intérêt d’une prévention non ciblée est conforté par les résultats de l’étude SEYLE. Trois stratégies ont été évaluées :

– QPR (Questionner, persuader, repérer) s’appuie sur la formation de personnes sentinelles dans l’établissement scolaire, pour repérer les élèves en difficulté et les orienter vers des ressources de soins.
– Prof Screen (Professionnal Screening) consiste à repérer les élèves à risque sur la base d’un questionnaire et à les convier,si jugés à risque, à un entretien avec un professionnel.
– Awareness (Prise de conscience) est centré sur les élèves eux-mêmes, avec trois ateliers comprenant conférences et jeux de rôle, pour les sensibiliser aux questions de santé mentale et les conduire à s’auto-dépister et s’auto-orienter.

Chaque lycée testait une stratégie, certains établissements ayant simplement une information minimale, par l’affichage de posters et la distribution de cartes de visite avec les coordonnées de centres de santé mentale locaux, pour servir de groupe contrôle.

Les résultats après un an de suivi indiquent que les trois méthodes sont efficaces, mais avec un avantage pour Awareness. Ainsi à la question “Avez-vous eu des idées suicidaires sévères dans les 15 jours précédant”, 1,37 % des élèves qui n’avaient pas d’idées suicidaires sévères lors du premier questionnaire, ont répondu oui, alors que c’était le cas de seulement 0,75 % des élèves dans le groupe Awareness (OR=0,50), 1,12 % dans le groupe ProfScreen (OR=0,71) et 1,47 % dans le groupe QPR (OR=0,95).

Pour les tentatives de suicide, les proportions sont de 1,51 % dans le groupe contrôle, mais 0,70 % dans le groupe Awareness (OR =0,45), 1,02 % dans le groupe ProfScreen (OR=0,65), 1,11 % dans le groupe QPR (OR=0,70). Cependant les taux d’idées suicidaires déclarées ont chuté dans tous les groupes, par rapport aux réponses au questionnaire initial, y compris dans le groupe contrôle, ce qui pourrait refléter des variations conjoncturelles, mais aussi l’efficacité d’une simple sensibilisation par des affichettes et des cartes de visite.

“Cette étude montre qu’il est important de sensibiliser les jeunes précocement en milieu scolaire par des pratiques de prévention axées sur le bien-être mental”, conclut le Pr Kahn. “Le programme Awareness a l’avantage d’intervenir plus en amont que QPR et ProScreen, qui détectent les idées suicidaires et les pathologies mentales, ajoute Alexandra Tubiana. Il cherche à déstigmatiser les troubles psychiques et à faire prendre conscience aux adolescents qu’ils ont un rôle à jouer dans leur santé mentale, qu’ils peuvent éprouver des difficultés et qu’ils doivent en parler pour trouver de l’aide”.

Cependant, insérer dans le cursus des élèves un enseignement de santé mentale a un coût, qui n’a pas encore été chiffré, et ajoute des heures de formation à un programme déjà chargé. “Mais pour que les élèves puissent travailler en paix il faut que les problèmes psychologiques n’envahissent pas le champ de l’apprentissage”, remarque Alexandra Tubiana. L’étude SEYLE devrait conduire à des recommandations aux gouvernements européens pour la promotion de la santé mentale. Cependant on ignore quelle suite y sera donné par le parlement européen. “Nous avons postulé pour un autre programme de recherche, mais pour l’instant nous n’avons pas de financements”, précise le Pr Kahn.

 

Jeux de rôle

Le programme Awareness se déroule au sein des établissements, par groupes de 10 ou 15 au grand maximum. Chaque atelier dure cinq heures. “Il débute par une heure de présentation sur la santé mentale, pendant laquelle on va donner des messages de bon sens sur les émotions, le stress, la dépression…, de la manière la plus ludique et la plus dynamique possible”, explique Alexandra Tubiana. Un livret est délivré (“Agit pour améliorer la façon dont tu te sens”), dont le premier chapitre est “Prendre conscience de ce qu’est la santé mentale”, qui donne des conseils (“Rappelle-toi que personne n’a le droit de te donner une mauvaise opinion de toi-même”, “essaie de traduire tes pensées et tes sentiments en mots”…).

Cette présentation est suivie de trois heures de jeux de rôle. “Cela permet d’aider les élèves à comprendre qu’ils sont maîtres de leur choix, qu’ils peuvent aider des amis en souffrance, explique Alexandra Tubiana. Cela les conduit aussi à se mettre à la place de leurs parents. En général cela fonctionne très bien. Quand il y a une bonne dynamique de groupe, les élèves s’impliquent au fur et à mesure des heures qui passent et abordent les sujets qui leur tiennent à cœur. Les jeux de rôle les aident car c’est dissocié de soi. La parole est facile, d’autant que les intervenants sont extérieurs à l’établissement.” La dernière heure permet de conclure et de répondre aux questions.

 

Une attitude active

Il est important que les adultes ne se laissent pas abuser par l’attitude de repli ou d’hostilité de l’adolescent, mais aient au contraire une attitude active et n’hésitent pas à lui parler, s’ils sentent qu’il est en difficulté. Pourtant, les professeurs français ont moins tendance à encourager les élèves à se confier que dans d’autres pays. “Les attitudes sont très contrastées, constate Alexandra Tubiana. Certains enseignants sont très impliqués et très désireux d’aider les élèves mais se sentent démunis parce qu’ils ne sont pas suffisamment formés en matière de santé mentale et ont beaucoup de mal à savoir distinguer le normal du pathologique. A l’inverse beaucoup de professeurs considèrent que ce n’est pas leur rôle. Cela tient sans doute au contexte français, qui fait que les enseignants se sentent mal formés, insuffisamment soutenus. Une autre étude menée à partir des résultats de l’étude SEYLE par le centre estonien, montre que plus les enseignants sont eux-mêmes en difficulté, moins ils sont enclins à aider les élèves.”

Le médecin généraliste a également un rôle important à jouer pour repérer les adolescents en souffrance et dépister les comportements révélateurs d’un “risque invisible”. “Il ne doit pas hésiter à aborder le sujet du suicide s’il ressent qu’un adolescent est en détresse, souligne le Pr Kahn. Cela n’induira pas de pensées suicidaires, mais au contraire le soulagera.”

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Chantal Guéniot

 

[D’après un entretien avec le Pr Jean-Pierre Kahn (CHU de Nancy) et Alexandra Tubiana, psychologue clinicienne (Nantes). The Lancet 9 janvier 2015]